La Mongolie est avant tout un pays de nomades et de chevaux. Pourtant, au nord-ouest du pays, une série de chaînes de montagnes, dont celle du Tavan Bogd, réserve bien des surprises aux skieurs et alpinistes qui voudraient explorer cette région du bout du monde… Mario Colonel, célèbre pour ses clichés de montagnes, raconte son exploration de l’Altaï à ski de randonnée. De quoi en inspirer d’autres à poursuivre l’aventure mongole.
Ce matin, le vent tape encore plus fort sur la tente. À une nuance près toutefois, car il vient du nord, du fin fond de la Sibérie, sans doute de la mer des Laptev. J’enfonce encore plus mon bonnet sur la tête pour sortir de mon duvet. Le beau temps qui éclaire toute la chaîne des Tavan Bogd est sans équivoque. Il fait –20°C avec un vent à 50 km/h. Mais au loin, le Khuiten, le plus haut sommet de Mongolie à 4374m d’altitude est dégagé. C’est aujourd’hui ou jamais.
Voilà maintenant plus de quinze jours que nous explorons les montagnes de l’Altaï. Situé au nord-ouest du pays, à la frontière avec la Chine et la Russie et peuplée majoritairement de Kazakhs, cette région essentiellement désertique comprend quelques beaux massifs montagneux. On y rencontre la chaîne du Khangaï avec le mont Otgon Tenger à 4031 m, la zone du Möngkh Khaïrkhan Uul à 4362 m, celle du Tsambagaraw à 4202 m et surtout celle du Tavan Bogd, les cinq montagnes sacrées en référence au pic Khuiten, considérée comme la plus haute montagne d’Asie centrale, et entourée par le Malchin, le Naran, le Burgit et le Nairamdal. Si, au départ d’Ölgi en été, des trekkeurs et quelques alpinistes tentent de rejoindre la zone principale (une centaine de randonneurs pour à peine une vingtaine de grimpeurs), au printemps lorsque les massifs sont enneigés, rares sont les skieurs à avoir tenté une de ces faces où le ski-alpinisme trouve ses marques sans aucun problème.
Terra (quasi) incognita
L’histoire de ces montagnes est toute récente. La « collaboration » avec le grand frère soviétique, et les tensions avec l’ancien allié chinois ont fait de cette zone un no man’s land et la chaîne qui sépare les trois pays avait plus un intérêt géo-politique qu’un intérêt alpin. Ce n’est qu’en 1956 que le russe Pieskarv et 12 mongols gravissent pour la première fois le Khuiten. Ils suivent l’arête Est, devenue depuis la voie normale. En 1963, le polonais André Pieskarov, en mission géologique, repère ce massif qui a un peu la physionomie et la superficie des montagnes du haut Valais (entre les 4000 de Saas Fee et le massif du Mont Rose). Il revient en 1967 avec un groupe d’amis et gravit le Khuiten cette fois par l’arête nord-est, plus technique. Tout est encore à faire. Sous l’impulsion de Witold Michalowski, ils gravissent tour à tour le mont Malchin (4026m) par l’arête Est, puis par l’arête Nord-Ouest, le pic Burgit (surnommé ici le Eagle Peak) et surtout la pyramide parfaite du Snow Church (4100m), tout au fond du glacier Alexander. La chute du communisme au début des années 90 et l’ouverture de cet immense pays (trente-cinq fois la Suisse) laissent apparaître les premiers occidentaux dans ce secteur. Une expédition américaine conduite par Ed Webster ouvre un nouvel itinéraire en 1992 sur le versant nord-est du Snow Church. Des néo-zélandais menés par D.Bamfort et J.Nankervis tracent une nouvelle voie sur la face Nord-Ouest en 2000.Â
 « Ici, la météo au printemps est comme le caractère des femmes : instable…  »  nous prévient Nara, la responsable de la logistique.
Enfants kazakhs. ©Mario Colonel
Approche jusqu’au camp de base massif du Tavan Bogdt. ©Mario Colonel
Premières traces
Côté ski, les renseignements sont encore plus vagues. Une expédition d’américains semble être la première à avoir skié ces différents sommets en 2002. À part ça, pas de renseignements. Et c’est peut être cela qui nous a motivé à traverser la moitié de la planète pour découvrir par nous même ces montagnes mongoles. Car si le pays est immense, c’est essentiellement une vaste steppe où les nomades se déplacent avec leurs troupeaux de moutons et de chèvres. La Mongolie n’a pas une image de pays montagnard, à part sur cette bordure occidentale. Mais les renseignements sont encore si rares, que forcément, tout périple là -bas est d’abord… une vraie aventure, avec ses aléas, ses désillusions, ses contretemps et parfois son lot de bonnes surprises.
Nara, la responsable de l’agence à Oulan Bator qui s’occupera de notre logistique nous avait prévenu : « Ici, la météo au printemps est comme le caractère des femmes, instable… » Cette métaphore allait parfaitement correspondre à ce qui allait nous attendre. Pendant cinq jours avec nos 4X4 soviétiques nous allons d’abord chercher à rejoindre le massif de l’Aïmak. Brinqueballés dans ces antiques engins, cassant parfois des pièces, demandant notre chemin aux nomades, nous ne ferons qu’apercevoir cette chaîne cachée derrière une multitude de crêtes et de contreforts. Des rivières encore gelées, d’autres en pleine crue, des pistes impraticables en cette saison nous obligeront à déclarer forfait. Après une dernière observation à la jumelle, rendant la pente encore plus raide et les séracs particulièrement menaçants, nous décidons d’opter en premier lieu pour le massif qui présente le plus de garanties : celui du Tavan Bogd.
Arrivée au sommet du Kuiten (4305m), point culminant de la Mongolie, massif du Tavan Bogdt, Altaï. ©Mario Colonel
Camp de base, massif du Tavan Bogdt (3050m). ©Mario Colonel
Arête frontière avec la Chine venant du Snow Church. Une arête vierge qui rappelle les arêtes de Rochefort. ©Mario Colonel
Doctrine mongole
Depuis Olgiy, deux jours de piste (mais qui peuvent se réduire à une grande journée) nous mènent au point de départ de notre expédition. Nous aurons droit à un dernier contrôle en règle par un groupe de militaires mongols sortis tout droit du Désert des Tartares. Dans leurs vestes de combat élimées, le calot militaire de travers, ils ressemblent aux héros de Buzzati, habités par l’inaction et hantés par un ennemi qui n’existe que dans le vent. Ici, nous sommes bien au bout du monde. Le plus proche dispensaire est à trois jours de marche, les frontières russes et chinoises sont justes derrière notre tête. Nous rentrons dans le pays du loup et du léopard des neiges. C’est d’ailleurs lui qui nous accueillera lors de notre première reconnaissance sur le glacier Alexander. Caché dans les derniers espaces que l’homme hésite encore à coloniser, trois d’entre nous tombent sur des traces de ce gros félin. Bien marquées dans la neige profonde, elles se perdent dans une paroi presque verticale. Le léopard des neiges est ici le maître absolu. Comment fait-il pour résister à l’hiver alors que le thermomètre descend sous la barre des – 60°C ? Les carcasses de chevaux et d’ovins témoignent dans tous les alpages de la dureté du climat. Les quelques Kazakhs qui vivent dans ces hauteurs se calfeutrent, se chauffant encore avec la bouse de vache, ne sortant que pour chasser le loup qui s’approche trop près des bergeries. Même en ce mois de mai, le climat est rude. En 12 jours au camp de base (à 3000 m d’altitude), nous garderons constamment le bonnet (signe d’un climat difficile). Et rares seront les moments où la température remontera au-dessus de l’isotherme. L’équipe, composée de gens aguerris, dont une majorité de guides devra alors se plier au caprice des conditions locales. C’est donc dans le mauvais temps que nous effectuerons la plupart des ascensions, en gardant toujours sous le pied un peu de réserve d’énergie et de technique. Nous n’avons pas oublié que le moindre poste de secours est à plus de trois jours de là , et l’état de délabrement des locaux (aperçus à l’aller) ne nous donnent pas du tout envie d’y faire un stage… Le Naran et le Malchin sont ainsi gravis avec un temps que l’on qualifierait chez nous de maussade…
Approche du Naran sur le glacier Potanine. ©Mario Colonel
Sur l’arête finale du Khuiten. ©Mario Colonel
Sur le clocher du Snow Church
Une coulée de surface dans la descente raide du Naran (passage à 45°) me rappellera même que la neige du bout du monde est avant tout de la neige, donc toujours apte à couler. Mais ce matin, alors que nous avalons notre déjeuner dans la tente mess, nous savons que c’est peut-être notre unique chance. En trente minutes, nous rejoignons par la moraine le glacier Potanine. Long de plus de vingt kilomètres, il ressemble un peu au glacier d’Aletsch, avec toutefois beaucoup moins de crevasses. Il nous faut d’abord le remonter. Pendant plus de 3 heures, à l’abri du vent, nous progressons sur un glacier à peu près plat. À 3670m, nous rejoignons enfin l’arête. À droite, une belle arête ourlée rappelle les arêtes de Rochefort. Elle se perd dans les nuages et dans une éclaircie, je vois qu’elle rejoint le Snow Church. Le vent redouble d’intensité et d’un coup dégage les nuages. Nous sommes sur une immense arête de plus de 2,5 kilomètres. Si le versant nord bordé par quelques séracs conserve encore un caractère alpin que l’on connait, le versant sud qui plonge directement sur la chaîne de Touva a déjà des allures himalayennes. Nous sommes en haut d’une pente de presque mille mètres de haut. Des dizaines de lignes de crêtes se découpent à l’horizon. Un vent glacial renforce encore l’ambiance et pour certains d’entre nous qui ont gravi le Shishapangma, cela rappelle les hautes terres. À regarder l’horizon qui se perd dans ces lignes blanches, j’ai l’impression d’être dans un monde polaire, sur ces terres pérennes où l’homme est de trop. Aussi loin que notre regard porte, il n’y a que des montagnes, des centaines de pics sans nom, jamais gravis sans doute.
7h après être partis, nous sommes de retour à la tente. Nous ne comptons que des gelures superficielles, dont une belle cicatrice à la Corto Maltese sur la joue, qui nous donne des allures de pirates.
Le vent redouble et j’ajuste au mieux mon masque et ma cagoule. Un froid glacial se glisse dans les moindres interstices et je sens qu’il saisit ma joue encore à l’air libre. Le sommet n’est plus loin. Après une dernière remontée, brassant de la neige jusqu’au genou, nous l’atteignons entre deux nuages. Le brouillard se déchire comme dans une aquarelle de Samivel. Un immense pilier se détache sur le versant chinois. Il coupe le ciel et atteint directement la cime. Juste le temps de faire un cliché et il nous faut entamer une descente sur le versant que nous ne connaissons pas. Dans une pente soutenue, voyant à peine le bout de nos skis, nous descendons avec une sorte d’allégresse. Voilà désormais six heures que nous sommes partis, et nous avons l’impression de faire corps avec ce pays. Même le grand froid ne nous atteint plus. À l’abri du vent qui redouble en altitude, nous laissons une certaine euphorie nous gagner. La plupart d’entre nous sont d’excellents skieurs, ils sentent la pente comme un chien sa proie. Nous atteignons rapidement le bas de la paroi et ils ne nous restent plus qu’à glisser pour rejoindre la moraine et le camp de base. Au bout de sept heures, exténués, nous rejoignons enfin les tentes. Le ciel est déjà en train de se recouvrir. Bien préparés et bien équipés, nous n’avons que des gelures superficielles, dont une belle cicatrice à la Corto Maltese, sur la joue, qui nous donne des allures de pirates.
Curieusement le temps va alors définitivement changer, comme s’il voulait nous faire voir que sa clémence a des limites. La neige nous accompagne désormais. Une neige lourde et un temps presque chaud. Nous tenterons d’autres sorties, mais c’est en partant que nous découvrirons qu’à l’extrême Est, une montagne aux allures alpines (on pourrait l’apparenter à une aiguille d’Argentière en un peu plus écrasée et avec un peu plus de séracs) offre de belles possibilités. Mais déjà , d’autres montagnes nous attendent, à commencer par le Tsangbagaraw. Au bout de presque trois semaines, nous aurons gravi plus de 7 sommets de 4000m dans une ambiance qui n’est pas sans rappeler celle des Alpes. Avec toutefois ce plaisir obligatoire de découvrir, explorer, et sans cesse interpréter ces montagnes du vent. Sur les approches, nous aurons affaire à des peuples de nomades (Kasakhs puis Mongols) qui sont comme ces montagnes, libres et sans attaches. Même si la traversée des villes sera à chaque fois une épreuve (attention aux rencontres avec les locaux imbibés de vodka, dès 8h du matin…), nous reviendrons transformés et imprégnés par la philosophie de ces espaces. Détachés du monde et nomadisant avec nos skis, comme d’autres avec leurs troupeaux. Et puis, comment venir en Mongolie sans programmer un séjour à cheval. Ne vous inquiétez pas, vous solliciterez d’autres muscles, mais là aussi l’esprit du voyage et des grands espaces vous accompagnera…