fbpx

Roulette russe au Jannu

Deux alpinistes luttent pour leur survie

Depuis 12 jours les Russes Sergey Nilov et Dmitry Golovchenko tentent d’ouvrir en style alpin une nouvelle directe au sommet du Jannu (7710 m, Népal), en pleine face Est, à l’aplomb du sommet. Le 26 mars, pointés à 7230 mètres, ils envisageaient de redescendre : oui mais comment ? C’est une autre course à part entière, longue et dangereuse, qui se déroule sur les flancs du Jannu.

La cordée russe témoignait le 26 mars : « aujourd’hui, il faut absolument rejoindre l’épaule sud ».Cette cordée est engagée depuis 12 jours dans l’ouverture en style alpin d’une nouvelle voie dans la face Est du Jannu, toujours vierge. Dominant le glacier du Yalung sur un dénivelé de 2300 mètres environ, cette face n’a jamais été vraiment tentée depuis que les alpinistes s’intéressent à cette rive droite du glacier. En revanche, l’autre face Est du Jannu Est voisin (7 468 m), plus en amont sur la même rive, a eu la visite de plusieurs expéditions : des Britanniques, menés par Rab Carrington à l’automne 1978, puis sept expéditions slovènes de 1991 à 2004. Parmi elles, Vanja Furlan et Bojan Pockar atteignirent d’abord 7 050 mètres à l’aplomb du sommet au printemps 1991 (expé dirigée par Tone Skarja), puis l’arête sud-est à 7 100 mètres au printemps suivant, Tomaz Humar enfin mena une tentative solitaire de 4 jours à l’automne 2004, dans la face secondaire à gauche de la principale, atteignant 6 800 mètres : « c’était de plus en plus dur, et de plus en plus risqué. Sans doute possible mais avec de meilleures conditions », avait-il témoigné. Mais dans la face Est du sommet principal du Jannu, rien de significatif jusqu’ici.  

Voies slovènes 91, 92, 2004 Jannu Est, tracées par Rodolphe Popier (Jannu main summit à l’arrière marqué 7710). ©Tone Skarja

Ce printemps, le premier objectif des Russes était d’ouvrir dans cette face inconnue une voie directe au sommet principal, et notamment via le headwall. Les dernières observations montrent que la cordée a finalement choisi d’éviter ce headwall, et de poursuivre vers l’épaule sud, à 7 350 mètres environ.

La face Est du Jannu et la tentative en cours.

Partie d’échecs

Mais cette nuit, et comme il y a quelques jours, il a neigé 50 centimètres. Pointés le 26 mars à 7230 mètres, Nilov et Golovchenko n’étaient plus qu’à quelques longueurs de l’épaule sud, communiquant avec le versant homonyme et la voie française originale : une porte de sortie. Les deux alpinistes envisageraient de descendre : les 400 derniers mètres jusqu’au sommet sont ardus et la météo reste instable pour les prochains jours. Deux options se dessineraient alors : soit descendre via l’itinéraire de montée, soit rejoindre la voie originale française de 1962 et son camp VI… derrière l’épaule.

Par l’itinéraire de montée, la cordée redoute l’exposition aux séracs en fin de descente, une exposition qu’ils ont pu constater au début de l’ascension. Par la voie française, c’est la promesse d’une longue odyssée et de grandes difficultés à franchir, notamment l’arête de la Dentelle et la Tête du Butoir, qui domine le camp IV historique.

La descente est la promesse, au choix, d’une exposition aux séracs, ou d’une longue odyssée vers l’inconnu.

Une cordée très expérimentée

Nilov et Golovchenko sont deux himalayistes très solides, et étaient accompagnés cette année au Jannu par Marcin Tomaszewski, autre pointure. Néanmoins, l’approche au camp de base sur le glacier Yalung, situé aux alentours des 5 300 mètres, a été plus longue que prévu, et Tomaszewski a renonçé à s’engager dans la face, jugeant son acclimatation trop faible. Serait-ce aussi une raison de la relative lenteur de la cordée Nilov-Golovchenko dans la paroi ?

La cordée a l’habitude des succès sur les sommets les plus ardus de l’Himalaya.

Nilov et Golovchenko ont pourtant l’habitude des succès au long cours en altitude : en 2012, ils ouvraient avec Alexander Lange – à trois donc – et en style alpin une nouvelle voie sur la Tour de Mustagh (7 284 m, Pakistan), via l’éperon nord-est (voie Think twice, ED, 6a/b, A2, M6). Haute de 2000 mètres et longue de 3000, aux difficultés concentrées de 6600 à 6900 mètres, cette ouverture leur avait value un piolet d’or et avait duré 17 jours. Les alpinistes avaient atteint le sommet à court de gaz et de nourriture, et étaient descendus dans le mauvais temps, directement par le versant nord. Il s’agissait là encore d’une ouverture dans un versant vierge convoité par les himalayistes du moment : le slovène Pavle Kozjek avait notamment échoué là, en 2008, et n’en était pas revenu.

Nilov et Golovchenko se distinguèrent enfin à nouveau en 2016, en ouvrant avec Dmitry Grigoriev la voie Moveable feast and gave (1400 m, ED, 5c, A3, WI5, M7 annoncé) en face nord du Thalay Sagar (6 904 m, Inde) : 9 jours avaient encore été nécessaires à la cordée – de trois une nouvelle fois – de la rimaye au sommet. Pour cette ouverture, la cordée russe était à nouveau récompensée par un Piolet d’Or.

Tour de Mustagh, Think twice, ED, 6a/b, A2, M6, en 2012. © Nilov / Golovchenko / Lange

Thalay Sagar, Moveable feast and gave (1400 m, ED, 5c, A3, WI5, M7) 2016 © Nilov / Golovchenko

Ces prochains jours au Jannu, Nilov et Golovchenko vont devoir s’en sortir, et à deux : leur passif commun donne au moins de l’espoir, leur réputation davantage. Signalons ici que la dernière ascension du Jannu réussie en style alpin par une cordée de deux alpinistes remontent à 2007 : à l’automne, les autres Russes Valeri Babanov et Sergey Kofanov ouvraient en 9 jours aller-retour camp de base-sommet le pilier ouest, un itinéraire d’envergure et une ouverture qui fit grand bruit dans le milieu.

Là, Nilov et Golovchenko restent à la merci de la montagne et de la météo, avec tout leur savoir-faire et leur résistance bien connue : une nouvelle occasion de croiser les doigts.

La voie française de 1962, en face sud.

La Tête de Butoir, l’un des passages clé de l’itinéraire de 1962.