C’est quand on se retrouve la tête dans un chiotte, à 2330 mètres d’altitude, en train de vider la cuvette avec une tasse, qu’on se demande pourquoi sa bonne vieille copine n’est pas plutôt gérante d’un spa de luxe. Ou représentante chez Haribo. Et qu’au lieu de ça, elle est la gardienne du refuge de l’Olan, et qu’elle vous a demandé de venir l’aider à fermer en fin de saison…
8h15. Kaya, le comité d’accueil à quatre pattes, dévale joyeusement la pente à notre rencontre. Derrière, le sommet de l’Olan, sa majesté du sud des Ecrins, s’embrase à 3564 m. Sur le rebord du cirque, encore dans la pénombre, le refuge a sorti le grand pavois, toute literie dehors pour la méga-lessive d’automne, étendue sur la terrasse. On dirait le Sud… Et le temps va durer longtemps, aujourd’hui, lundi 16 septembre, journée de fermeture du refuge pour la saison d’hiver.
Mél est sur le pont, avec madame mère, Bernadette. « Combien ? ». C’est un peu comme ça qu’on se dit bonjour à l’Olan, entre habitués. « 1h50. Mais on s’est arrêtés prendre des photos… ». Pas mal, concède Mél.
On commence par un bon petit-déj dans la cuisine, avec des confitures à finir, dont une pâte de dattes améliorée à 3000 calories la cuillère. L’objectif de la journée est simple : mettre le refuge en mode hiver, c’est-à-dire le préparer à endurer sans gardiennage le froid, la neige, le vent, et d’éventuelles avalanches. Donc enlever tout ce qui dépasse ou qui peut geler. Seul le refuge d’hiver, avec dix places, reste accessible, jusqu’à ce que Mél réouvre en juin, non sans une pointe d’angoisse lors de la première montée de la saison : « Je me demande dans quel état les randonneurs et alpinistes auront laissé le refuge d’hiver… Et si les souris ne m’auront pas devancée au printemps ! Mais je suis toujours impatiente de voir apparaître le refuge, heureuse de remonter, de retrouver la belle vallée du Valgaudemar, même s’il y a toujours un petit pincement de lâcher la vie d’en bas, les amis, les skis et les chaussons d’escalade… »
mettre le refuge en mode hiver,
donc enlever tout ce qui dépasse ou qui peut geler.
10h. Entre en scène Tom, le petit frère. « Combien ? » « 1h50. Mais j’ai pris mon temps, hein. » En tous cas pas de quoi inquiéter l’actuel détenteur du record familial, Alain, avec 1h02 pour les 1242 mètres de dénivelé de la montée au refuge. Mél envisage d’ailleurs d’ouvrir l’épreuve aux challengers extra-familiaux, en créant un derby de l’Olan montant, un kilomètre-trois-cent-vertical dont une première édition pourrait bien se créer prochainement…
On attaque les dortoirs. Pendant que matelas, couettes et oreillers prennent le frais et que Tom leur règle leur compte à grands coups de latte (il se marie la semaine suivante, mais cela n’a sans doute aucun lien), on assure le ménage dans les dortoirs.
11h. Arrive Rémi, dans le rôle du pote de longue date. « 2h20. Non mais j’étais un peu crevé, en fait. » J’attaque le grand tapis rouge de l’entrée. Il y a trois ans, je m’évertuais à le dépoussiérer avec une sorte de ramasse-miette géant à long manche, vaguement inefficace. C’est peu dire que l’arrivée de l’électricité en 2018 a changé la vie au refuge. Les bouilloires ont remplacé la ronde des marmites, un micro-ondes permet de concourir pour le meilleur fondant au chocolat des Ecrins, et un aspirateur sans fil, design et rechargeable, est venu révolutionner le ménage de l’entrée.
matelas, couettes et oreillers prennent le frais et Tom leur règle leur compte à grands coups de latte
(il se marie la semaine suivante, mais cela n’a sans doute aucun lien)
La terrasse est maintenant au soleil, ce qui appelle à une petite pause café, accompagnée de muffins au chocolat délicieusement tièdes. L’occasion de faire le tour de tous les potins des Alpes de Valmeinier au val d’Aoste.
Sur la table d’à côté, quarante-sept cuvettes de toutes les couleurs bien propres ont remplacé la pile d’oreillers. L’aspirateur de Ghostbusters, déjà K.O., est retourné sur son socle faire le plein d’énergie photovoltaïque. Les panneaux de la façade restent à poste tout l’hiver, mais il faut replier ceux du toit et installer, une par une, leurs tôles de protection. Il faut aussi nettoyer le poêle, ramoner la cheminée, la démonter, ainsi que toutes les barrières autour du refuge, entortillées de drapeaux de prière népalais…
12h20. L’aspirateur à fantômes revient dans le match, en même temps qu’arrive Lu, dans le rôle de la vieille copine, et Ben, son compagnon. « 2h30. Ah mais, on s’est pas pressés, on n’avait pas dit qu’on arriverait tôt ! » Ça se tient.
Mél a envoyé deux derniers mails pour sa compta, on peut débrancher la parabole. Tous sur le toit, on la regarde remettre solennellement à son frère le grand wok blanc, garant de la connexion. Et tandis que Tom s’éloigne avec la fenêtre du monde sous le bras pour aller la ranger à l’abri, le cyberespace de l’Olan sombre dans huit mois de silence…
De toutes façons, c’est l’heure de déjeuner. En terrasse, au soleil, avec belvédère sur le village de la Chapelle-en-Valgaudemar tout en bas, le canyon des Oules du Diable, le Vieux Chaillol (3163 m) en face, et à droite, la muraille orientale du Dévoluy. Un panorama magistral qui constitue l’un des atouts de ce refuge perché. Au menu, le reste des wraps à finir, garnis de tout ce que contenait le frigo… Sur les canettes, on bosse bien aussi. Bernadette commence à s’inquiéter. A ce rythme-là elle va devoir refaire son inventaire des stocks…
15h. C’est le grand moment, très attendu, du spectacle du chéneau. Il faut le retirer en le faisant coulisser le long du bâtiment, une opération éminemment complexe qui mobilise jusqu’aux derniers clients de la saison, puisque leur cordée vient de revenir de la voie des Gapençais, une belle classique sur coinceurs (D, 350 m) sur la Rouye.
15h30. Le chéneau gît dans le hall en tronçons. Les tapis ont remplacé les cuvettes sur les tables au soleil. Ça mérite bien d’aller rectifier encore un peu les stocks de canettes.
16h00. Philippe a démonté l’aspirateur qui fait décidément preuve de mauvaise volonté. Lu a hérité de l’activité la plus glamour : vidanger les WC préalablement nettoyés, remplir siphons et cuvettes de gros sel, et condamner les portes des sanitaires. Demain, Mél ira jusqu’à la cascade, 300 mètres en amont, fermer la vanne du captage avant de purger tout le circuit. Avec les 8000 litres d’eau de la cuve de réserve, il devrait y avoir assez pour finir le ménage ! C’est qu’on ne rigole pas avec la serpillière à l’Olan. Et puis il faut remplir tout ce que la cuisine compte de marmites et cuvettes. Cette réserve de fortune – 100 à 150 litres d’eau – passe l’hiver dans le refuge et peut se révéler salvatrice à la réouverture. « Quand tu ouvres la vanne en juin, si au bout de 24h l’eau n’est pas arrivée au robinet du refuge, c’est qu’il y a un problème ! Tant qu’on n’a pas trouvé ce qui ne va pas, il faut tenir avec les bassines. S’il y a du monde, et que tout est recouvert de neige, c’est vite tendu ! »
Fin d’après-midi sur la terrasse. Le soleil est passé derrière le contrefort sud de l’Olan, et le refuge est repassé dans l’ombre. La montagne est déserte, à l’exception de deux randonneurs qui bivouaquent un peu plus loin. Il n’y a plus qu’une table dehors, toutes les autres ont été remisées. Il ne fait pas froid, mais à toutes fins utiles on se réchauffe avec une petite bière bien méritée. L’occasion de se remémorer les meilleurs moments de la saison à l’Olan. Avec la palme de la plus grosse bourde remportée haut la patte par Kaya, quinze jours plus tôt. « Un soir, raconte Mel, elle se pointe en rasant les murs, avec un petit pain dans la gueule et un air coupable… Je descends, et dans un des dortoirs je trouve un sac avec les affaires éparpillées partout. Elle avait bouffé tout le saucisson et le fromage ! » Ce n’était jamais arrivé. Peut-être un acte désespéré motivé par un ras le bol de fin de saison ? Quant aux randonneurs victimes de la rapine canine, ils se sont vus offrir leur pique-nique du lendemain, les fameux wraps de l’Olan. So healthy…
Il ne reste qu’à remplir le big bag des 450 kg de poubelles du mois d’août (verre et plastique) qui redescendront mercredi avec l’hélico lors du troisième et dernier portage de la saison.
On se rapatrie dans la cuisine pour attaquer l’apéro et préparer le dîner. Il reste des lentilles et des diots à solder. Pas évident de prévoir les stocks de denrées périssables pour la saison… « On s’est retrouvées la semaine dernière avec 15 kg de carottes sur les bras. J’ai passé une après-midi entière à les éplucher », s’amuse Bernadette. Et ensuite, il a fallu les écouler…
On s’en sort bien. Pas de carottes, mais un magret de canard grillé, et quatre pots de basilic, qui poussaient paisiblement dans la salle à manger, plumés et convertis en un délicieux pesto. Lequel, tartiné sur les wraps, permettra enfin de terminer le paquet. « À tout prendre, la fermeture, c’est quand même mieux que l’ouverture », résume Lu, qui a testé les deux. On finit aussi un mousseux pendant qu’on y est, et la soirée se prolonge tard à refaire le match de la saison 2019 du refuge, où ont défilé non-stop randonneurs, alpinistes et grimpeurs. « La meilleure saison depuis dix ans ! » assure Mel, qui a dépassé les 1500 nuitées.
Dans la catégorie des visiteurs inoubliables ? « Un couple de randonneurs de 70 ans, mariés depuis quatre ans… Ils se sont rencontrés à l’hôpital il y a six ans, où ils se sont fait opérer du cœur tous les deux le même jour ! Et ils sont montés à l’Olan en cinq heures ! »
Et pour le prix de l’inattendu ? Une trouvaille improbable : « Le 23 août, des gens nous ont ramené une alliance qu’ils ont trouvée sur le glacier de l’Olan, en descendant de la brèche Escarra ! Dedans, on a réussi à déchiffrer “Margaux et Ju…“. Alors on a mis une annonce sur la page FB du refuge, pour retrouver Margaux et Jules ? Julien ? Justin ? ça a été la plus likée et partagée de la saison ! » Mais l’alliance cherche toujours son propriétaire…
Et des tomes entiers de souvenirs, consignés dans le livre d’or du refuge, où toutes les graphies imaginables confient à ces pages le récit des quelques heures de bonheur passées ici, dans ce nid d’aigle du sud des Écrins.
Mél est soulagée. Il a fait beau, tout s’est bien passé. « Il y a trois ans, on avait tout fermé avec ma mère, on attendait l’hélico, à côté du big bag, prêtes à partir, et il n’est pas venu. Il faisait trop mauvais. On l’a attendu trois jours, dans le refuge tout vide, tout rangé, il faisait super froid et moche. C’était l’horreur ! ».
Demain matin, on redescendra à pied les innombrables épingles du sentier jusqu’au parking. Lu et Ben nous suivront quelques heures plus tard en parapente, une fois le soleil monté. Mel, Bernie, Tom et Rémi, le lendemain, en trois minutes d’hélico. Pour Mel, ça en sera fini des levers à 2h du matin et des journées de 20h. Au programme des prochaines semaines : un peu de compta à finir, quelques rendez-vous de bilan avec la FFCAM gestionnaire du refuge, une grande tournée des potes et beaucoup de repos.
Quant à la meilleure soirée de la saison ? La Nuit des Refuges, le dernier week-end de juin, réchauffée d’une sangria géante et d’une joyeuse ambiance avec plus de 70 personnes au refuge, était nominée hier soir comme indiscutablement parmi les plus mémorables. Mais il faut dire qu’à ce moment-là, on n’en était encore qu’à l’apéro…