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©Corentin Gonzalez

La Massue et la Sorcière : ces cascades qui cachent la forêt

De grandes et rares cascades ont été gravies cet hiver par des alpinistes chevronnés. Xavier Cailhol fait partie de ce petit groupe d’experts. Pourtant, c’est un récit personnel et au-delà de la performance qu’il nous livre ici, où il est question de glace certes, mais aussi des arbres du Jura, des copains qui passent devant ou en second et, finalement, d’une forme de forêt intérieure que l’on nourrit en montagne. 

Il est de ces lieux dont la réputation dépasse le seul cercle de l’escalade. On pourrait même dire que l’escalade n’y semblerait pas avoir sa place. Majestueux, accompagné de légendes diverses, de fées, de sorcières, mais aussi de Folly, le cirque du Fer à cheval est un de ces lieux mythiques. Lieu de vie, et touristique depuis des centaines d’années. Il est depuis 50 ans le théâtre de pièces variées. Elles se déroulent en hiver, et se prénomment Pissevache, Folly, Tré la chaume, mais encore la Massue ou la Sorcière blanche

Ces cascades de glace, dont les ascensions sont empreintes d’un mystère large, ont petit à petit poussé les limites de ces activités. Chaque hiver, inlassablement, les grimpeurs ont posé la pointe de leurs piolets là où un jour, ils avaient posé leurs yeux. En janvier 1992, le même jour, Thierry Renault et François Damilano ouvrent la Lyre et la Massue, les deux première cascades cotées grade 7. La Sorcière blanche, de son côté, a été ouverte en 2006, mais le deuxième tube n’était pas grimpable. Ce deuxième tube, seuls Nicolas Beauquis et Sébastien Ratel avaient pu le grimper en 2010.

Le cirque de Sixt Fer à Cheval et ses cascades d’ampleur par dizaines. ©Corentin Gonzalez

2010, c’est également l’année à laquelle je suis entré au lycée de Moutiers en section bi qualification montagne. Au sein de cette école, j’ai fait mes premiers pas en ski de randonnée, en escalade, mais aussi en cascade de glace. Au cours de ces années, nous y avons appris la culture montagne. Une culture nouvelle que je découvrais alors. Une culture de la patience, de la discrétion, du discernement et de l’humilité. Je me suis pris à rêver du Fer à cheval, comme un lointain olympe, un lieu mystique, mythique et mystérieux. Je me souviens de manière floue, comme peuvent être les souvenirs, d’avoir vu des images de la Sorcière blanche. D’avoir partager des récits d’autres ascensions glaciaires avec Pierrick. Puis, plus tard, d’en avoir discuté avec le Steph (Husson) lors de longues soirées chez lui. Bien souvent autour d’une bière dans son jacuzzi.

Depuis 5 ans, la Massue me trotte dans la tête, mais seulement comme quelque chose de lointain, qui pourtant peu à peu se rapproche. Et puis un matin, nous voilà. Pierrick, Corentin et moi dans une boulangerie à Châtillon avec Claude Gardien. Ce petit déjeuner aux allures anodines prenait toutefois une autre dimension puisque nous avions l’intention d’aller dans la Massue le jour même.

Entrer dans le cirque du Fer à Cheval pour la première fois
est une sensation singulière

Pour vous situer Claude, il a participé à l’ouverture de plusieurs lignes au Fer à Cheval, il faisait les photos lors de la première ascension de la Massue par François Damilano, etc. Imaginez trois cinéphiles, projetés sur un plateau en présence de Lino Ventura, Bernard Blier, Francis Blanche et vous obtiendrez une image de notre état en ce bon matin. 

Entrer dans le cirque du Fer à Cheval pour la première fois est une sensation singulière. J’y ai ressenti quelque chose de l’ordre du banal et dans le même temps une force particulièrement grande. Il est assez dur d’interpréter ces sensations, et encore plus de les décrire. Si je devais les comparer, je le ferais par l’intermédiaire de la forêt. Je suis originaire du Doubs. Lorsque j’étais enfant j’ai passé énormément de temps en forêt à marcher, rouler en vtt ou faire du ski de fond. Cette relation à la forêt, bien qu’elle soit inconsciente, à toujours occupé une place centrale dans ma vie. Aujourd’hui encore, je ressens régulièrement le besoin de retourner en forêt.

Xavier Cailhol dans la Massue. ©Corentin Gonzalez

L’hiver dernier, avec mon frère, nous avons eu la chance de réaliser un vieux rêve. Parcourir la Grande Traversée du Jura en ski de fond sur une journée. Une immersion de 5 heures du matin jusqu’à 19H30 le soir dans les forêts et les combes du Jura. A skier le long de ces 180 kilomètres de parcours, à ressentir des ambiances si particulières et si apaisantes en forêt.

Je me souviens également des sensations ressenties à la vue d’un sapin Président. Au milieu de la forêt, voir des arbres qui ont su traverser les âges depuis quasiment 300 ans. Les imaginer témoins de la marche du temps, assistant aux événements, aux tempêtes, aux évolutions, avec patience et discrétion a toujours été fascinant pour moi. Un arbre a des dimensions surhumaines, il nous dépasse dans l’espace, il nous dépasse dans le temps. Si on regarde un arbre, rien ne se passe au hasard, tout à une fonction. C’est une des plus belles beautés, la beauté fonctionnelle.

À l’image des enfants qui acceptent tout ce qui vient, c’est important
de se souvenir comment on percevait la nature à l’époque

Ernst Zürcher est professeur à l’école polytechnique de Lausanne en sciences du bois. Dans ses travaux, il a montré les formes d’intelligence des arbres. À travers différentes expériences, ils ont reconstitué au moyen d’électro encéphalogrammes les sensibilité et les réactions des arbres. Leurs résultats montrent que ces êtres sont dotés d’une intelligence et d’une sensibilité qu’ils ne savent pas définir pour le moment.

Ils ont également montré, à travers la chronobiologie lunaire, le lien qu’entretiennent les arbres avec les cycles lunaires. C’est-à-dire que des arbres plongés dans le noir continuent de pulser de la sève en phase avec les marées lunaires. Selon Zürcher, ce que ses travaux montrent, c’est que l’on ne peut plus penser le monde vivant que comme centré sur la terre. Il existe des relations dans le monde végétal de l’ordre de l’invisible, avec un double enracinement : terrestre, que l’on connaît et astronomique, qui nous dépasse. Selon lui, il existe une relation visible aux arbres, mais également une relation invisible : « Il y a énormément de choses qui dépassent le rationnel. Il faut laisser parler les choses par elle-même, se mettre en retrait, mettre l’intellect en retrait, puis ouvrir simplement tous nos sens. À l’image des enfants qui acceptent tout ce qui vient, c’est important de se souvenir comment est-ce que l’on percevait la nature à l’époque. »

©Corentin Gonzalez

Grimper sur ces tubes,
c’est comme grimper sur un arbre

Toutes ces choses, ces relations que l’on comprend et celles qui nous dépassent, font partie de ce que j’ai ressenti en arrivant dans le Fer. Ce lieu, ces cascades, sont certes le terrain de jeu des glaciéristes dans une dimension temporelle courte. Mais ils sont aussi le théâtre impassible de milliers d’années de vie. Ces cascades, dont la formation nous dépasse, nous échappe, dont nous ne pouvons être que les témoins patients, donne une dimension particulière à ce lieu et à cette activité. Elles seront différentes d’une journée sur l’autre, d’une année sur l’autre. Elles seront des fois présentes, des fois absentes, des fois de telle forme, des fois de telle autre forme.

Grimper sur ces tubes, c’est également comme grimper sur un arbre. On ressent l’élasticité, on ressent l’accroche, l’assise, des mouvements. Cependant on y ressent également des choses qui nous dépassent très largement. Ces sensations et ces réflexions m’ont accompagné dans la marche qui nous a menés au pied de la Massue

Après une longueur en glace, nous étions au pied de ce tube mythique. Corentin, l’ayant déjà grimpé deux jours plus tôt, remonte en face pour faire des photos. Depuis la chambre d’internat à rêver de ces lignes jusqu’à ce moment, que de chemin a été parcouru. Du rêve à la réalité. 

Mais soudain, la réalité prend une allure pragmatique. Elle fait peur. À l’utopie du songe vient se suppléer l’implacable réalité, un instinct de survie dirons nous. Cette structure fait peur. Ces deux tubes, interconnectés par des pétales de glace posés sur une dalle inclinée, invitent à la réflexion. Pierrick se lance. Il grimpe sur le cône au pied du tube, et là soudain, un craquement retenti. De petites stalactites tombent à droite et à gauche. Le dragon se réveille. Pierrick commente implacable : « Le problème d’avoir une vie trop bien, c’est qu’on veut qu’elle continue, ce n’est pas pour moi, je redescends. » 

Pierrick, j’ai commencé l’escalade avec lui, fait mes premières voies en dry-tooling avec lui, on faisait des compétitions de glace ensemble. Bref, autant vous dire que le voir comme ça, je n’en mène pas large. La question arrive alors : « tu veux y aller ? » Bien sûr que je veux y aller, mais une partie de moi, que j’appellerai raison, me dit : « Cailhol, arrête d’essayer d’être plus malin que tout le monde, s’il a fait demi-tour pourquoi ferais-tu mieux ? »

Arrête d’essayer d’être plus malin que tout le monde,
S’il fait demi-tour, pourquoi ferais-tu mieux ?

Xavier Cailhol dans le bas de la Massue. ©Corentin Gonzalez

Je me tais et je pense à Jonathan Bel Legroux, à tout ce qu’il nous a appris avec l’hypnose lorsque nous faisions les compétitions. Ces méthodes, je les utilise quasiment à chaque sortie en montagne.  Je prends cette sensation, je la mets en boule, hop, je la range. 

« Ok, je vais voir. » La peur apparaît, une boule verte, elle commence à envahir mes membres, ok je la canalise, la regroupe et je la mets en bas de mon abdomen. Elle est là, je le sais, mais elle ne doit pas m’envahir, je dois laisser de la place aux autres sensations. Je commence à grimper, je remonte jusqu’en haut du cône sur lequel repose le premier cigare. Pierrick y a mis une bonne broche jaune. Intérieurement, je regarde cette broche. Elle me fait sourire. Si le tube s’écroule, elle va être d’une grande utilité cette broche… Mais en même temps, si elle n’était pas là, ne serais-je pas en train de me poser mille questions de plus ? Elle est là donc profitons-en. Par acquis de conscience j’en remettrai même une deuxième tout en haut du cône. La psychologie humaine me dépasse définitivement. 

Je me redresse alors sur ce cône, et je pose mes piolets sur le tube. Délicatement, comme si je les posais sur la queue de ce dragon sans vouloir le réveiller. La logique voudrait que je tape un grand coup sur ce tube pour être sûr qu’il tienne, mais au fond de moi, je veux tellement le grimper que je crains de le voir s’écrouler si je tape dessus. Mes rêves d’ascensions s’écrouleraient par la même occasion. Non il faut que je sois doux, que je laisse cette chose dormir, c’est décidé, je serais discret comme une fourmis. 

Ce cône de glace où repose mes pieds me fait la sensation d’un refuge.
Refuge qu’il faut quitter

©Corentin Gonzalez

Néanmoins, un chemin mental reste à parcourir. Celui de décider d’y aller. Le moment de se lancer, de monter plus que les piolets. De mettre son poids sur la structure. Ce cône de glace où repose mes pieds me fait la sensation d’un refuge. Refuge qu’il faut quitter. Il faut partir dans l’incertitude. Se sentir libre d’y aller, libre éventuellement de se tromper dans son analyse, mais aussi libre de profiter de l’escalade. Les sensations de cet instant charnière me rappellent à la lecture de ce poème d’Eluard, « L’aventure » : 

Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues
C’est l’instant échappé aux processions du temps
Où l’on joue une aurore contre une naissance

Bats la campagne
Comme un éclair
Répands tes mains
Sur un visage sans raison
Connais ce qui n’est pas à ton image
Doute de toi
Connais la terre de ton cœur
Que germe le feu qui te brûle

Que fleurisse ton œil
Lumière.

Le temps que prend la lecture de ce poème correspond au temps qu’il me faut pour quitter ce refuge. Cette montée en puissance, jusqu’au doute. Ce doute qui se fait envahir par la passion, la vue et enfin la lumière. Cela représente tout ce que j’ai ressenti au moment de mettre mon second pied sur ce cigare. Et là, j’attends une seconde, comme pour voir. Rien ne se passe, rien ne bouge. C’est donc parti, je suis dedans. Je jette la raison à la poubelle, je suis engagé elle ne me servira plus à rien, je ne peux pas faire demi-tour, je ne veux plus faire demi-tour.

Le temps s’efface, disparaît, je me concentre sur mes piolets et mes crampons, ne pas taper, je ne fais que crocheter, j’avance patiemment, je ressens la structure, elle craque à nouveau. C’est parfait, la boule de peur n’a pas bougé de sa place, elle est restée sagement dans mon abdomen. Je respire tranquillement, je respire patiemment. Je suis là et uniquement là. Tous mes sens sont en éveil sur ce déplacement vertical. J’essaie de me faire oublier, de ne pas être là pour ce tube de plusieurs tonnes. Je suis une fourmis qui grimpe sur un éléphant de cristal. Un autre craquement, je reste concentré, je continue de grimper.

Et puis soudain, j’arrive alors en haut de cette première longueur. J’ai l’impression que cette longueur a duré deux minutes. Je peux me relâcher et tirer la corde qui passe dans les broches. En faisant cela, nous ne sommes plus reliés à la glace en cas de problème. La première étape est presque faite, il reste néanmoins la deuxième. Pierrick me rejoint. Je sens un gros craquement lorsqu’il se met à grimper sur le tube. Cela fait bouger le relais. Ce relais situé sur le cône entre les deux tubes. Autant dire que si il tombe, on est tous les deux en bas. Je vois derrière moi deux pétales de glace désolidarisés du tube, je mets vite une broche et je me longe dedans. Ils ne servent à rien, mais ils me font du bien. Bref, il est temps d’arrêter de penser.

Je sens la peur tenter à plusieurs reprises de quitter cette enveloppe
que je contiens dans mon ventre, de venir m’irradier

©Corentin Gonzalez

Pierrick me rejoint, son point de vue est clair :  « Si tu te sens de grimper sans tomber je veux bien que tu y ailles, sinon on descend. » Ayant jeté la raison au début du premier tube, je n’hésite pas une seconde, bien sûr que je me sens. Je retourne alors sur la queue du dragon. La deuxième longueur est plus raide, mais très sculptée. Les passages précédents me facilitent grandement la tâche, mais la tension se fait sentir maintenant depuis un moment. Je sens la peur tenter à plusieurs reprises de quitter cette enveloppe que je contiens dans mon ventre, de venir m’irradier. Il me faut quelques secondes pour l’arrêter et la contenir. Ne pas la laisser grossir plus que dans mon torse. Ne pas la laisser rejoindre mes bras. Je souffle, je respire, les pensées disparaissent.

 

©Corentin Gonzalez

Nous appelions cet état zéro mental, je suis dedans, je pense Coupe du monde de Saas-Fee, de Champagny, mes ancrages ne sont pas bons, je me fais léger, léger, une petite fourmi. Je suis à 5 m du haut du tube, j’ai mis une broche un mètre avant. Je le sais, ce sont ces zones qui sont critiques pour la tenue de ces structures. Tant pis, je ne remets pas de broche, j’avance, doucement, je bloque la peur, je la coince dans cette boule verte, elle se débat, puis disparaît.

Je continue lentement à grimper sur la queue du dragon. Pierrick sent des craquements dans le relais. Je sors un pied dans le rocher, je me rétablis à gauche sur un petit pétale, je suis sorti du tube.

La Massue, c’est fini ! Je mets deux bonnes broches, je me longe, j’exulte. Quel mythe. Une heure de concentration absolue, d’intensité tellement rare. Un bonheur. Et puis partager cette ligne avec Pierrick, qui m’a tellement appris en escalade et en glace, rajoute une saveur unique. Au-delà de tout, l’amitié absolue. 

Il me rejoint et fait la dernière partie de la deuxième longueur collée au rocher. On peut taper les piolets, la vie est magnifique. 3 rappels plus tard, nous sommes en bas avec Corentin, heureux comme jamais. 

Départ nocturne dans la Sorcière blanche. ©Corentin Gonzalez

Après des bières et des desserts bien mérités, Pierrick nous abandonne pour rejoindre sa Justyne préférée. Nous rejoignons un gîte avec Corentin pour tenter de grimper un autre mythe, la Sorcière blanche intégrale le lendemain. Pour cela, nous ferons cordée avec un mythe au moins aussi impressionnant que la sorcière (même s’il a moins de cheveux blancs) Nicolas Beauquis. Nico c’est le Monsieur glace français.

Au Canada, ils avaient Guy Lacelle, on avait Stephane Husson, ils ont Stas Beskin, on a Nico Beauquis. Et ce qui est bien avec ces gens là, c’est qu’ils sont sauvages, discrets, drôles et agréables, mais aussi diablement efficaces. Enfin, ils sont surtout incroyablement passionnés et patients. Et ces vertus, en glace comme dans la vie, sont à mon sens aussi inspirantes que motivantes. 

À l’heure où nous voulons tout avoir de suite, la glace se construit, se laisse désirer. Patienter. Puis un jour les planètes s’alignent, et tout roule à merveille. C’est ce qu’il s’est passé ce jour de Sorcière.

Ils sont sauvages, discrets, drôles, agréables, et diablement efficaces

Nico Beauquis à l’oeuvre dans la Sorcière Blanche. ©Corentin Gonzalez

Nous sommes deux cordées à vouloir profiter de ce créneau. Une cordée composée de Benjamin Guigonnet, Fred Degoulet et Jonathan Joly, et nous 3. Le rendez vous est donné. 4 h au parking, nous ferons les premières longueurs qui se déroulent dans un large mur de glace côte à côte, puis nous aviserons en arrivant aux longueurs de rocher. Seulement, nous n’avions pas compté sur le décalage horaire de nos chers sudistes, 4 h se transformant chez eux en 3h50.

Lorsque nous arrivons au parking, nous les voyons donc déjà en train de marcher dans la forêt. Qu’à cela ne tienne, nous les rejoignons au pied de la cascade, car comme le disait si bien La Fontaine, « rien ne sert de courir il suffit de partir à point. » Notre tortue étant Nico. Eh oui, en 20 ans de Fer à Cheval, on connaît tous les raccourcis. Il faut bien que les cheveux blancs servent à quelque chose.

En bon ignare incapable d’apprécier la qualité de cette longueur d’exception,
Je tirerai allègrement aux points en place

Nous partons donc avec 5 minutes d’écart, derrière nos chers collègues. Les trois premières longueurs en glace sont menées d’une main de maître par señor Gonzalez. Elles nous amènent au pied d’un mur de rocher digne de Céüse. Tellement inspirant que nos trois sudistes ne manqueront pas de libérer ce premier M7. Chapeau messieurs, une croix que l’on ne vous volera pas de sitôt.  

En bon ignare incapable d’apprécier la qualité de cette longueur d’exception, je tirerai allègrement aux points en place, avant de finir par une magnifique cheminée composée d’ancrages en terre. La deuxième longueur de mixte, au moins aussi hideuse que la première, nous amène au pied d’une longueur d’anthologie. Elle se déroula approximativement de la manière suivante, piolet dans un spit, dégaine à la place, bi doigt dans le mousqueton de la dégaine, piolet dans le spit, et bis repetita. Un mixte en quelque sorte entre « La rose et le vampire » à Buoux et « bichette » à l’Usine de Voreppe.

Ceci faisant, j’arrive au pied de ce fameux tube à la suite de mes comparses aux accents chantants. Et ce, juste à temps pour admirer monsieur Degoulet dans ses œuvres. En train de profiter dans une longueur de glace aux lignes de fuite impressionnantes. Si ce spectacle ne s’était pas déroulé sous une douche à l’eau froide, j’y serais volontiers resté des heures. N’étant plus trop habitué aux climats franc-comtois, je préfère dès lors me cacher sous un gros pétale de glace, me cachant certes de la pluie, mais aussi du spectacle. Cruel dilemme.

Nico Beauquis, le maestro. ©Corentin Gonzalez

Corentin et Nicolas me rejoignent donc à ce relais pour une douche collective, comme au rugby ou en prison, mais sans la savonnette. Et là, tout commence, le mythe est là, nous avons quitté le balais et nous commençons à grimper sur la sorcière. Ce moment je l’ai rêvé, imaginé, idéalisé.

Le regard de Nico a changé, je vois dans ces yeux cette force, cette puissance que Steph avait lorsqu’il préparait un coup. J’ai l’impression de le voir face à moi, mon Steph. Je me retiens, je ne dis rien. C’est d’une force. Si fort qu’il m’est impossible de retenir des larmes au moment d’écrire ces lignes. Je pense à ces mots qu’il me disait, sur le ressenti du piolet dans la glace, le bruit, la déformation, la manière de se déplacer. Je le sens là avec moi.

Je regarde Nicolas grimper dans cette première longueur. Il y a quelque chose de l’ordre du chef d’œuvre, une force en présence, où tous les voyants sont au vert. Nous avons fait le point plusieurs fois, nous sommes tous d’accord pour y aller. Les planètes sont alignées.

son escalade tient de la poésie, délicate, intense,
Nous sommes dans l’art de l’alpinisme

Nous grimpons cette ligne ensemble en second avec Corentin. Grimper le premier tube de la sorcière et discuter avec son copain. C’est une expérience unique, une chance inouïe. Les lignes de fuites sont absolument incroyables, sublimes. Le vide en dessous de nous présente une dimension incroyable, bien plus attirante à regarder que celui au dessus de nous. Le temps est à l’image de cette glace, suspendu.

Et là, sans rien comprendre, nous voilà au pied du deuxième tube. Ce tube, il n’a été grimpé qu’une seule fois par Nico et Seb ratel en 2010. Nico était derrière et nous a demandé la veille si on voulait bien lui laisser. Bien sûr qu’on va te le laisser Nico, on a la vie devant nous, on y reviendra bien pour le grimper devant ! Je revois dans le regard de Nico cette intensité, j’ai envie de lui dire, de lui crier qu’il me fait penser à Stéphane, mais je n’ose rien dire, je lui laisse sa concentration. Là encore, son escalade tient de la poésie, délicate, intense et tellement prenante. Elle est discrète mais complète, subtile mais passionnée en même temps. Nous sommes dans l’art de l’alpinisme.

Nico grimpe avec aisance. Il est le maître de cette œuvre. Il avance lentement, puis accélère, accélère, et soudain, un sifflement. Il est au relais. Déjà 60 mètres qu’il grimpe. Nous grimpons ensuite chacun notre tour avec Corentin. L’escalade y est plus facile que la veille à la Massue, les températures plus chaudes rendent la structure moins instable. La peur n’est pas là. Seulement le bonheur de grimper cette ligne incroyable. Ce tube décollé de près de 6 mètres du rocher qui repose sur 3 fois rien. La sensation sublime d’être au bon endroit au bon moment avec les bonnes personnes. 

Puis vient la douche, nous grimpons les 60 derniers mètres sous une douche froide. Nous sommes mouillés comme jamais, gelés. Cette douche sonne instantanément comme un retour à la réalité. « Vous vous relâcherez quand vous serez à la bière en bas les gars. » Nous rejoignons Corentin en haut puis nous traversons jusqu’aux Folly, on vient de grimper la Sorcière intégrale bordel !!! 

ces lignes nous ramènent à des sensations
qui sont essentielles à la condition humaine

Après plusieurs rappels dans les folly, dans lesquels je dois reconnaître avoir été bien plus impressionné que mes comparses, nous voilà les pieds au sol. Mouillés, refroidis, mais tellement heureux. 

À l’heure où la question de l’invention de nouveaux imaginaires revient sans cesse dans le monde de la montagne, ces lignes nous ramènent à des sensations qui sont essentielles à la condition humaine. Ces conditions sont celles de vivre pleinement des instants en pleine nature. Ressentir la plénitude de son être. Samivel le décrivait comme la montagne d’intérêt public. Celle de faire sentir aux hommes cette relation immense qu’ils entretiennent avec leur milieu et les éléments. Primo Levi nous parle de « La chair de l’ours. » Cette nouvelle qui nous était si chère avec Stéphane et Philippe Foulon résume assez bien ce que nous avons vécu.

Sandro, un ami de Primo, décide de partager avec lui un jour d’hiver « La chair de l’ours. » Sans consulter Primo, il s’amuse à l’entraîner dans une excursion faussement facile qui se termine, après une longue montée, un sommet et une longue descente, par une nuit blanche près d’un lac gelé. Pour Primo, le ressenti lors de cette nuit correspond à la chair de l’ours : « C’était cela, la chair de l’ours, et maintenant que bien des années ont passé, je regrette d’en avoir mangé trop peu car de tout ce que ma vie m’a donné de bon, rien n’a eu, même de loin, la saveur de cette chair, celle qu’on éprouve à se sentir fort et libre, ce qui signifie libre de se tromper, le goût de se sentir jeune en montagne, maître de soi, c’est-à-dire du monde. »

Cette liberté de se tromper et d’être maître de soi
sont deux valeurs qui m’animent

Ce bivouac improvisé, sans rien à manger, sans duvet, c’est ce que nous avons vécu lors de ces journées à grimper. Cette liberté de se tromper et d’être maître de soi sont deux valeurs qui m’animent tout particulièrement. Nous vivons dans une société où l’on porte plainte contre des personnes qui bivouaquent au sommet d’une montagne, où l’on interdit l’accès à la nature pour protéger les gens, où l’on rembourse des séances de psy plutôt que d’inviter les gens à vivre la vie qu’ils voudraient. À s’exalter, à s’épanouir, à vivre des choses gratuites, mais tellement constituantes pour nos existences.

Pour finir je souhaiterais citer une dernière fois mon Steph Husson, mon grand frère, mon copain. « Dans la philosophie et dans les livres, tu trouveras tout ce qu’il te faut pour bien vivre, dans la montagne tu trouveras tout ce qu’il te faut pour apprendre à l’appliquer. » Celles-là elles sont pour toi mon pote, j’aurais tellement aimé boire une bière avec toi pour fêter cela. 

Merci à vous Nico, Corentin et Pierrick pour ces deux jours d’exception. Merci à Didier Lanne pour les prévisions météo et températures, j’adore réfléchir avec vous à tous ces paramètres qui font que de tels voyages se réalisent. Merci à Jon, Fred et Benj pour la convivialité dans la Sorcière. C’était un vrai plaisir de partager ces moments suspendus avec vous.