Le projet était ambitieux. Et si on faisait le Dôme des Écrins en vélo-ski, à la journée ? Depuis Grenoble, il faut rallier la Bérarde, soit 80 km et déjà près de 2000 m de dénivelé en vélo, les skis sur le cadre. Puis encore 2100 m pour gravir le Dôme de Neige des Écrins, 4015 m. Le sommet ne sera pas atteint. Retour à Grenoble, en vélo, 22 heures après le départ. Mais cette nouvelle approche choisie par ces cyclo-skieurs fait réfléchir quant à notre dépendance à la voiture pour le ski de rando. Une tentative en vélo électrique serait sans aucun doute plus …facile. Récit.
Dans un monde où les émissions de CO2 ne cessent d’augmenter, où le plastique est omniprésent, une équipe de jeunes montagnards se lancent dans un challenge d’alpinisme original et écoresponsable, aux portes de la capitale des Alpes.
Les alpinistes sont malheureusement parmi les mauvais élèves du climat, entre déplacement carbonés, déchets et consommation de matériel technique… A un tournant de notre société, à l’aube d’une nouvelle génération de montagnards, il est temps de changer nos pratiques. Quelques semaines plus tôt, au tout début de l’hiver : « Et si on faisait le Dôme des Ecrins en vélo-ski, à la journée ? »
Une simple question peut prendre différentes tournures selon la personne à laquelle elle est adressée. Celle-ci, venant de Léonard, et à l’intention d’Eymeric, a donné naissance à un projet somptueux, tout aussi difficile qu’attirant, d’une puissance écologique indiscutable.
L’objectif était clair. L’ascension du Dôme, toiture enneigée du massif des Ecrins, à vélo et à ski, et en mode zéro déchet (barre de céréales et pains maisons, du vrac en veux-tu en voilà..). Le tout en une seule journée. Ici, pas de 64 au patin, pas de cordelette de 15m, pas de pelle en carbone, pas de vélo à dix SMIC : le simple matériel individuel, habituellement utilisé, sans lésiner sur la sécurité.
De g. à dr. Eymeric Giraud, Léonard Bolcato, Maxime Ciriego, Gabriel Dieny, Nathan Lioret, Emmanuel Rudelle. ©Marie Guiget
Séracs menaçants, mais météo optimiste.
Après plusieurs journées d’entrainement (Croix de Belledonne, Taillefer, …), et de nombreuses réflexions, la décision est prise.
On est jeudi soir. L’équipe décide de se lancer à l’assaut du Dôme, mais en passant par la Brèche Lory à la montée, leur permettant de passer un temps très court exposé sous les séracs de la face nord (uniquement à la descente, à ski). C’est ambitieux, car les difficultés de la course résident dans un couloir sommital, à plus de 3800 mètres d’altitude.
Pas besoin d’avoir fait de la comptabilité pour comprendre que la journée sera longue. Mais pour ceux à qui les statistiques donnent le baume au cœur, on vous dit tout : 80km et 1900D+ de vélo jusqu’à la Bérarde, puis 2100D+ et une certaine quantité de kilomètres à pied puis à ski pour déboucher au sommet du Dôme.
Pas besoin d’avoir fait de la comptabilité pour comprendre que la journée sera longue.
Le seul chiffre que les 6 amis essaieront de garder bien bas, c’est celui de leur bilan carbone. Hors de question d’acheter du matériel juste pour cette sortie. Ils feront avec le même matériel que tout le reste de la saison. Ils prendront le temps. Pas d’impact direct, peu d’impact indirect (il faut tout de même des skis et un vélo…).
Appelez ça le vélo-ski-récup si vous voulez. Coup de fil à droite à gauche pour essayer de trouver des piolets et crampons légers.
Ça sera donc sortie montagne au coût marginal zéro : on a des convictions ou on en a pas.
On est bien loin du tout-carbone, mais ça n’empêche personne d’avoir envie d’y aller. Au pire, ça sera l’occasion de dire qu’il n’y a pas besoin d’être riche comme Crésus pour mettre les pieds en montagne, en respectant l’environnement.
Samedi 17 avril, 1:30. Grenoble. Le réveil sonne.
A l’heure où certains se couchent, eux se lèvent. Gabriel, au pied de chez lui, croise un gars qui ferme son tacos.
Pas de doute, il est tard – ou tôt.
Première voiture de police au bout de 300 mètres, qui déboule à contre-sens. Les voilà bien partis !
Plus de peur que de mal cette fois-ci. Croisons les doigts pour la suite de l’aventure.
Si les bars étaient encore ouverts ils auraient pu croiser quelques fêtards qui sortaient de soirée. Eux par contre, auraient vu un groupe de cyclistes, skis au cadre, piolets sur le dos, et prêt à en découdre. Deux mondes, deux ambiances.
3:00. Péage de Vizille.
Crevaison d’Eymeric. Le stand Ferrari se met instantanément en action : en moins de 9 secondes la roue est changée et le bolide repart, belle performance de la Scuderia !
5:20. Bourg d’Oisans.
Dans l’obscurité toujours ambiante, sous un ciel étoilé.
On se retrouve tous : les 6 joyeux lurons qui viennent d’avaler près de 60 kilomètres de vélo, et moi, le vidéaste inarrêtable, toujours motivé pour partager de belles aventures.
Quand certains soufflent quelques instants, les autres s’équipent de gopros, ou mangent des graines. Chacun son occupation. Et rapidement, tout le monde repart. D’un bon rythme – précisons-le.
Quelques images de drone viennent pimenter la matinée, à l’aube, tant que cela est encore autorisé, tandis que les cyclistes chevronnés s’élancent à toute vitesse sur la partie finale de la route, qui relie Champhorent à la Bérarde.
Le Dôme de Neige des Écrins (au centre à gauche) est séparé de la Barre des Écrins (au centre, point culminant) par la brèche Lory, accessible par un fin couloir peu visible. L’itinéraire remonte ce versant ouest epuis le refuge Temple-Ecrins (non visible, en bas à G). ©Jocelyn Chavy
Sous l’oeil du Dôme (à l’extrême gauche) encore loin, montée au-dessus de Temple-Écrins, le 17 avril. ©Manu Rudelle
8:00. La Bérarde. Seuls au monde.
Personne n’est frais, il faut le reconnaître. Mais personne n’est à bout non plus.
On échange quelques sourires.
Malgré les discrets degrés affichés par le mercure, les cyclistes se déshabillent et se changent. Les skis passent d’un cadre de vélo à un sac à dos. Je recharge rapidement les batteries des gopros que je compte leur laisser, en espérant que cela suffisent. Je leur donne des radios, pour qu’ils puissent joindre les secours en direct si besoin, et pouvoir me joindre.
Ils partent dans une direction, et moi dans l’autre.
Alors qu’eux s’attaquent à la deuxième partie de leur défi, j’entreprends de monter dans le Vallon de Bonne-Pierre, dans l’espoir de les filmer au téléobjectif lorsqu’ils skieront les pentes du Dôme, bien plus tard dans la journée… Ils partent pour plusieurs heures. Intenses et délicates. On en est tous conscient.
On se tape dans les mains, en espérant se revoir rapidement.
Onze heures du matin. Couche de poudreuse surprise pour les uns, au-dessus de Temple-Ecrins, et méditation en terrain scabreux pour d’autres.
Le temps s’allonge.
La haute-montagne s’insinue dans nos veines, et l’effort grandit.
On perd rapidement le contact radio.
Les heures passent. Avec délicatesse.
Et plus elles passent, plus le soleil se voile. Plus le vent augmente. Et plus les nuages engloutissent le sommet du Dôme.
Léonard le bulldozer végétalien dopé aux graines de chia ne semble pas affecté par la fatigue ou l’altitude.
A partir du refuge de Temple-Ecrins, personne n’est passé ces derniers jours. Toute la trace est à faire. Dommage que le Dôme ne soit pas dans Belledonne…
Les 6 amis progressent doucement, mais surement. Ils limitent le nombre de pause et avancent au train. Le col des avalanches se rapproche. Léonard commence à prendre de plus en plus de relais, et les relais de ses partenaires deviennent moins incisifs.
La fatigue s’installe. La corde se promène de sac à dos en sac à dos.
« Qui est chaud de prendre la corde un petit moment ? »
Coup de grâce de l’altitude et de la fatigue vers 3500m. Tout le monde ralenti, les réflexions et prises de décisions deviennent de plus en plus compliquées. La moindre pause semble ne servir à rien, les cuisses brûlent, à peine reparti. Plus personne ne parle, chacun reste focalisé sur cette trace à suivre. Mais qui fait cette trace, d’ailleurs ?
Et bien c’est à nouveau Léonard ! – le bulldozer végétalien dopé aux graines de chia ne semble pas affecté par la fatigue ou l’altitude. En plus de tracer, il se permet le luxe de larguer les 5 autres compères tout en traçant. Certains diront : « Oui mais il a des skis plus légers et un vélo avec des bons rapports ». Les autres diront : « c’est un monstre, il nous sort une performance XXL le jour J ! ». C’est beau de le voir progresser ainsi. Lui aussi est dans le dur, mais il ne montre rien et continue d’avancer coute que coute !
Sous la brèche Lory, sur fond de Gioberney. ©Manu Rudelle
16 heures.
Posté dans mon vallon, occupé à fixer l’horizon dans l’attente de voir surgir 6 points noirs en mouvement, je trépigne devant mon trépied, en tâchant d’éviter les roches qui me tombe dessus – faute au dégel ambiant fort marqué en ce samedi printanier.
Aucunes nouvelles des 6 amis, livrés à eux-mêmes. A un combat physique et mental, dans un brouillard agressif que ces hauts-sommets connaissent si bien.
« On est fracassés par l’effort, plus du tout lucides. Il m’a fallu 20 minutes pour cramponner, pour ensuite me rendre compte que j’avais inversé mes deux crampons. En même temps Léonard, parti devant, décroche une petite plaque 50 mètres au-dessus de nous. Il nous dit qu’il va falloir s’assurer pour la suite, il y a un passage technique. », Gab.
Ils commencent en fait à subir, pour plus de 70% de l’équipe, ce que l’on appelle dans le jargon un MAM (Mal Aigu des Montagnes)... Et ce n’est pas faute de s’être bien entrainé ces dernières semaines, même en altitude.
Un peu tristes mais sages, à pas moins de 200 mètres du sommet, ils tombent tous d’accord sur le fait qu’il faut faire demi-tour. S’engager dans des passages exposés en étant farcis est la pire des idées qui soit. Sans parler de l’hypothétique descente sous les séracs côté nord, dans le brouillard de surcroît. Il ne reste « plus qu’à » faire marche arrière … 1300 mètres de ski à descendre, 700 mètres de portage, puis 80km de vélo descendant pour le retour.
« Et je traîne ce mal de crane à faire vomir, affreux ! », Gab.
Ils essayent de me joindre avec la radio, pour m’informer de leur décision. Mais sans succès… Ils découvriront à leur retour à la Bérarde qu’il faut mettre l’antenne sur la radio pour qu’elle fonctionne… A noter pour la prochaine fois.
Un film est en cours de réalisation par Thibault Cattelain.
19 heures.
On se retrouve tous à la Bérarde. Sourire aux lèvres. Un air de sagesse et d’apaisement peint sur le visage. On sait qu’on est tous en bonne santé. Et c’est le plus important, qu’importe la performance.
C’est ça aussi la montagne. Nous sommes constamment abreuvés de records, dans des conditions parfaites, mais en réalité les échecs sont fréquents.
Au-delà de la performance sportive qui n’est pas une fin en soi, on pense tous que ce type de projets fait réfléchir à notre approche vis-à-vis de la montagne et de nos loisirs.
Pourquoi prendre systématiquement la voiture (1,2 tonnes) quand le vélo peut faire l’affaire ? Si le vélo est trop sollicitant, la solution ne serait-elle pas le vélo électrique (20kg) ?
La question se pose aussi sur l’alimentation pendant l’effort : gels, barres de céréales… pourquoi autant d’emballages qui se retrouvent la plupart du temps dans la nature ?
Les philosophes l’ont compris depuis un moment.
Marcel Proust : « Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux« .
Tout ça n’est que partie remise.
Quelques chiffres
160 km de vélo / 1900 m D+ 28 km de portage+ski / 2100m D+ 1 coup de soleil (par personne) 40 000 calories grillées (par personne) 5 PLS 2 boyaux troués…
Texte co-écrit par Eymeric Giraud, Gabriel Dieny, Léonard Bolcato, Emmanuel Rudelle et Thibault Cattelain.