Le guide de haute montagne porte en lui l’image du professionnel qu’on écoute en tant que client, parce qu’il a forcément raison. Là haut, lui sait, lui décide. Imaginez un moment que ce soit le client inexpérimenté qui commande. Scandaleuse ineptie ? C’est pourtant ainsi que cela se passait, avant que les guides ne se forment en Compagnie et que Chamouni ne devienne Cham’.
À l’instar du médecin ou de l’enseignant, le guide de montagne coproduit son service avec son client. En management des services, on considère alors ce dernier comme un « employé partiel » dont l’attitude et les compétences conditionnent le résultat. Les enjeux ne sont toutefois pas comparables. Le patient qui ne suivrait pas les prescriptions de son médecin prend le risque de ne pas guérir et l’élève qui esquiverait les devoirs imposés par l’enseignant, celui de s’enliser à l’examen – au pire, ces échecs empêcheront de dormir le médecin ou l’enseignant doté d’une admirable conscience professionnelle. En revanche, le client qui ne respecterait pas les consignes de son guide, peut provoquer un accident et engager non seulement sa propre vie mais aussi celle du professionnel qui l’encadre. Il importe donc que le client accepte sans mégoter les décisions du guide dès lors qu’elles relèvent de questions de sécurité. Si la chose semble aujourd’hui assez évidente, déléguer son pouvoir de décision à celui qu’on embauche n’a cependant pas toujours été la norme de la relation guide-client. Retour au XIXe siècle pour comprendre les rouages de cette relation et ses évolutions.
L’accident de la Caravane Hamel
Été 1820. La cime du mont Blanc n’a été foulée que neuf fois depuis sa conquête, en 1786. Bardés de matériel scientifique, épaulés par des guides chamoniards, le Docteur Hamel, conseiller d’État de Russie, et trois autres clients entreprennent l’ascension du toit de l’Europe. Au réveil du bivouac aux Grands Mulets, le temps s’est gâté. Les guides estiment qu’il est trop risqué de poursuivre. Le docteur Hamel insiste pour continuer. Les guides temporisent : on reste au bivouac. Le lendemain matin, les conditions se sont détériorées, le transport de neige par le vent est visible. Les guides se réunissent. Ils délibèrent et sont unanimes : il faut rebrousser chemin. « Nous fîmes part de cette décision au docteur Hamel, qui s’y opposa formellement » rapporte le guide-chef, Joseph Marie Couttet. Des guides sont tirés au sort pour descendre se ravitailler en vallée. Le Docteur Hamel refuse d’attendre leur retour et exige que l’ascension reprenne sur le champ. Quelques heures plus tard, la caravane sera emportée dans une avalanche. Trois guides (Pierre Balmat, Pierre Carriez et Auguste Tairraz) périront.
Ouvrons une parenthèse pour préciser que le témoignage de Couttet est rapporté par Alexandre Dumas père (Impressions de voyage, 1834) et que ce récit diffère fortement de celui du Dr Hamel (Relation de deux tentatives récentes pour monter sur le Mont-Blanc, 1820). Au-delà des débats sur la véracité historique, ce qui importe ici est que la version de l’accident relatée par Dumas est celle qui, manifestement jugée crédible, a suscité des évolutions dans le métier de guide. Elle mérite donc d’être considérée ne serait-ce qu’à à ce titre.
« [N]otre temps et notre vie étaient à lui, puisqu’il les payait »
En imposant sa volonté aux guides, le client a conduit vers l’accident. Mais pourquoi les guides ont-ils consenti à cette domination? « Nous étions à ses ordres ; notre temps et notre vie étaient à lui, puisqu’il les payait, nous n’insistâmes donc point », répond Couttet. Si cette relation marchande semble sans limite c’est parce qu’elle est avant tout une relation sociale : les clients occupent une position supérieure, jugée comme allant de soi par les guides et qui légitime leur obéissance.
Les guides ont pourtant conscience que leurs clients sont incompétents et totalement dépendants d’eux mais ils n’exploitent pas ce qui, objectivement, est une ressource de pouvoir. On ne s’affranchit pas d’un simple claquement de doigts en altitude, d’un ordre social bien établi sur le plancher des vaches… Les guides considèrent d’ailleurs qu’au regard de son statut social, il serait irrespectueux et inutile de s’acharner à convaincre le Docteur Hamel de son manque de connaissance. Le « docteur était un étranger, il ignorait les dangereux caprices de la montagne ; nous nous contentâmes donc de lui répondre que faire seulement deux lieues malgré les avertissements que le ciel donnait à la terre, c’était défier la Providence et tenter Dieu ». Á la domination sociale des clients va s’ajouter un second ressort du drame. Devant les velléités des guides, le « docteur Hamel frappa du pied, se retourna vers le colonel Anderson et murmura le mot lâches » : l’honneur et la réputation des guides sont mis en jeu. « Dès lors il n’y avait plus à hésiter », explique Couttet, « chacun de nous fit silencieusement ses préparatifs de départ. ». Contraints de sauver la face par crainte de disqualification sociale, victimes consentantes de la domination du client, les guides poursuivent l’ascension alors que la prudence leur intimait de renoncer.
La Compagnie des guides de Chamonix
L’accident de la caravane Hamel préoccupe les pouvoirs publics. Un tel drame a pour le territoire un coût humain mais aussi économique : on craint qu’il ne dégrade la réputation de Chamonix et n’entrave son développement touristique. La nécessité d’organiser ce marché totalement dérégulé s’impose. En 1822, l’intendant de la Province du Faucigny, Gaspard Sébastien Brunet, plaide la cause de ce projet d’initiative communale auprès du Ministre de l’Intérieur Sarde (la Savoie est à cette époque italienne). Entre autres arguments, il évoque, en faisant explicitement référence à la caravane Hamel, les accidents « qu’on attribue généralement à l’obstination des étrangers à vouloir passer outre contre l’avis des guides ». Un an plus tard, un Manifeste Royal crée la Compagnie des guides de Chamonix. Son activité est organisée par un règlement de 58 articles circonstanciés qui font sensiblement évoluer la relation guide-client.
Du client ou du guide (ou plutôt des guides, puisque, comme le stipule l’article 22 du règlement, un « guide seul ne suffira jamais pour accompagner un voyageur quoique seul »), qui détient le pouvoir de décision ? Le client en règle générale. Jusqu’à ce que la sécurité s’en mêle si l’on se trouve dans l’ascension du mont Blanc, en cas très particulier. Dans ces conditions, « la question si l’on doit continuer ou non sera mise en délibération entre les guides, et décidée à la majorité des voix ; en cas cependant d’égalité de voix, l’on préfèrera le parti le plus favorable à la sûreté », indique l’article 17. Le guide qui ne se plierait pas à cette décision collective est menacé de radiation – ce qui, soit dit en passant, ne joue pas nécessairement dans le sens de la sécurité, puisque le guide minoritaire qui souhaiterait renoncer est contraint de poursuivre.
Un de premiers écrits pour réglementer la profession des guides. ©
Contrecarrer la domination du client
Comment s’assurer que, lorsque la sécurité l’imposera, les guides parviendront à activer la ressource de pouvoir que le règlement leur octroie sur le papier ? En effet, la crainte d’une perte financière en cas de renoncement, voire la menace explicite, rapportée par l’Intendant, de « priver [les guides] de leur salaire s’ils ne les conduisaient sur la sommité du Mont Blanc ainsi qu’ils en avaient pris l’engagement », pourrait faire passer l’envie aux guides de contrarier leur client, quand bien même le droit les y autoriserait. Pour éviter une telle situation, les guides se voient garantir le paiement des journées travaillées même si le sommet du mont Blanc n’est pas atteint – prémices de l’obligation de moyen mais non de résultat. Le travail ne manque de toute façon pas. Le mont Blanc et les « glacières de Chamouni » attirent les clients et le Manifeste Royal a octroyé le monopole du marché à la Compagnie. Ses membres se répartissent équitablement cette manne économique grâce au mécanisme du tour de rôle : pas de favoritisme, chaque guide travaille à son tour, suivant un tarif strictement réglementé. La pression économique est ainsi atténuée.
Au-delà de la question du pouvoir de décision qui, sur les itinéraires les plus fréquemment parcourus où l’exposition aux dangers est limitée, demeure, rappelons-le, entre les mains des clients, les dispositions règlementaires de la Compagnie amorcent plus largement un changement du rapport de force entre guides et clients. L’organisation de la Compagnie renforce en effet le groupe professionnel. Celui-ci se soude, défend collectivement ses intérêts et jouit d’un statut social respecté ; son honneur n’a donc plus à craindre les éventuelles critiques de clients. La compagnie devient rapidement un rouage indispensable de l’économie touristique. Sa santé financière (un prélèvement est opéré sur chaque course) lui permet même d’octroyer des prêts à la commune. En quelques années, les guides se retrouvent ainsi en position de force. Ils parviennent à négocier auprès des pouvoirs publics des évolutions réglementaires toujours plus favorables à leurs intérêts, soit vis-à-vis de professionnels concurrents ou complémentaires, qui s’en agacent, soit vis-à-vis des clients qui, depuis 1823, sont tombés de leur piédestal. Car en plus de la remise en cause de leur pouvoir de décision dans les courses de haute-montagne les plus engagées, les clients se voient imposer les tarifs des courses et même, par le mécanisme du tour de rôle, les travailleurs.
Le client n’est plus roi. Il doit montrer son pedigree pour bénéficier de dérogations et est menacé d’amende en cas de non-respect du règlement. Les excursionnistes occasionnels s’accommodent de la situation. En revanche, les « véritables ascensionnistes », comme se qualifient eux-mêmes les alpinistes (jusqu’au début du XXe siècle, la norme de pratique amateur est d’être accompagné de professionnels), voient d’un très mauvais œil l’effritement de leur domination. Le « système chamoniard » est un thème récurrent de leurs récits d’ascension et un objet de contestation collective auprès des pouvoirs publics, par l’entremise des clubs alpins qui essaiment en Europe depuis 1857. Les alpinistes déplorent subir des « vexations » et des « excès de pouvoir » (ce sont leurs termes) de la part des guides chamoniards. Ils dénoncent unanimement les diverses révisions du règlement de la Compagnie qui, à leurs yeux, aurait « été fait uniquement dans l’intérêt des guides, sans souci de l’intérêt des voyageurs » ; signe que les temps ont manifestement changé depuis l’accident de la caravane Hamel. Les alpinistes n’en font pas moins de la résistance. A l’écart de Chamonix, dans des vallées au pied de nouveaux terrains de jeu où le marché des guides est en construction, ils œuvrent à maintenir un ordre économique et social plus favorable à leurs intérêts.
Retour aux sources
Le portail Gallica de la Bibliothèque Nationale de France recèle de nombreux documents d’époque consultables en ligne. Le lecteur pourra ainsi comparer les deux versions de l’accident de la caravane Hamel, celle d’A. Dumas (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7407j/f149.image) et celle du Dr Hamel (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8408596/f1.item) et feuilleter les publications périodiques des principales sociétés alpines françaises (le Club Alpin Français, créé en 1874 et la Société des Touristes du Dauphiné, en 1875).
Les archives de la Compagnie des guides de Chamonix et de l’Intendance de la Province du Faucigny sont consultables aux Archives Départementales de Haute Savoie (Annecy).
Rozenn Martinoia est maître de conférences HDR à la Faculté d’économie de l’Université Grenoble-Alpes. Responsable pédagogique de l’enseignement à distance, Master 2 Stratégies Economiques du Sport et du Tourisme (SEST). Présidente de l’Observatoire des Pratiques de la Montagne et de l’Alpinisme (OPMA) www.opma.fr Centre d’Etudes et de Recherches Appliquées à la Gestion (CERAG) Philosophie, Analyse et Histoire des Représentations Economiques (PHARE) https://www.researchgate.net/profile/Rozenn_Martinoia