Le 9 août, les slovènes Ales Cesen et Luka Strazar et le Britannique Tom Livingstone venaient à bout d’un mythe. Le versant nord du Latok I, 7145 m, une paroi de 2400 mètres de hauteur dans le Karakoram, est une première convoitée depuis 40 ans, au prix de dizaines de tentatives. Dont la dernière, deux semaines plus tôt, a été le théâtre d’un drame, la mort de l’alpiniste russe Serguei Glazunov, et d’un secours exceptionnel, celui du survivant, Alexander Gukov. Récit. 1/2
Plus qu’un sommet, une provocation. Le Latok I, 7145 m, est de ces montagnes inaccessibles de tous côtés, dont un nombre effarant d’alpinistes ont tenté le versant nord. S’il fallait introduire la (longue) histoire du Latok, on pourrait la comparer à la face nord de l’Eiger pour les alpinistes des années trente. Toutes proportions gardées. Des dizaines de tentatives, une tragédie et un secours incroyable. Avant, in fine, l’improbable réussite de trois alpinistes, à la barbe des autres prétendants. Niché au fond d’un glacier du Karakoram pakistanais, le Latok est pris en photo par les explorateurs Shipton et Tilman lors de leur extraordinaire traversée de l’Himalaya en 1937. Cette même photo tape dans l’œil de George Lowe, qui, avec son cousin Jeff Lowe, fait partie du gratin des alpinistes américains des années 70. George Lowe fera partie de l’équipe qui viendra à bout du versant Kangshung de l’Everest en 1983, mais à la fin des années 70, c’est avec son frère et un autre glaciairiste avec qui il a fait des premières majeures en Alaska, Michael Kennedy, qu’il part au Pakistan tenter le Latok en 1978. Avec un quatrième larron, Jim Donini, auteur de la première de la Torre Egger en Patagonie deux ans plus tôt, ils se lancent dans cette ligne futuriste et passent vingt-six jours dans la face, dont une petite moitié dans le mauvais temps. Cette année-là sera la plus avancée des innombrables tentatives pour gravir le versant nord du Latok. Entre vingt et trente selon les commentateurs, et selon si comptent les expés qui ont dépassé le camp de base.
À g. Jeff Lowe sur l’arête en 1978. © Collection Lowe. À d. la face nord du Latok, bordée à droite par l’arête nord.
Jim Donini : la survie n’était pas assurée.
1978, une aventure hors normes
Imaginez deux éperons Walker au Jorasses l’un sur l’autre : voici l’arête nord du Latok, bordé à sa gauche par la « vraie » face nord, encore plus terrible. Deux mille quatre cents mètres de dénivelé égalent deux Walker. Sauf qu’il faut en plus redescendre par le même chemin : il n’y a pas de voie normale du Latok. En 1979, les premiers ascensionnistes japonais, une grosse équipe menée par Naoki Takada, viennent à bout du Latok par le versant sud, complexe et très raide, à grand renfort de cordes fixes et de camps d’altitude, en technique himalayenne lourde. À l’opposé du style des américains l’année précédente : d’une traite depuis le bas, cheveux longs et quatre hommes seulement pour une technique capsule, avec deux qui grimpent pendant que les deux autres hissent les sacs. Ils échouent à 150 mètres seulement du sommet au bout de vingt jours d’ascension. Et à moitié morts de faim. La cime est toute proche mais Jeff Lowe est trop malade pour continuer. « Malheureusement nos provisions de nourriture pour deux semaines étaient très insuffisantes, et m’ont fait dire une phrase que j’ai utilisée à nouveau dans une tempête au Cerro Torre : la survie n’est pas assurée ! » a raconté Jim Donini. La descente fut épique : 85 rappels et des traversées, six jours d’enfer. « Inutile de dire que nous devions être très créatifs pour les ancrages de rappels. » Pour George Lowe, pour qui cette tentative fut « sa plus belle escalade », l’une des choses les plus remarquables « fut de rentrer à la maison en restant ami avec ses trois compagnons d’aventure ».
En 2015 un sérac a failli aplatir Thomas Huber et ses compagnons avant même de planter un piolet dans la face.
La passion Huber
Presque vingt ans plus tard, en 1997, une jeune cordée spécialiste du rocher s’invite dans le bal des prétendants aux plus beaux sommets du Karakoram : les frères Huber, avec le renfort de Conrad Anker et de Toni Gutsch, s’adjugent la première de la face ouest du Latok II, 7108 m. Ils décrivent leur première comme l’ascension d’El Cap au sommet du Denali : un mur de 1000 mètres en rocher qui démarre à 6000 mètres d’altitude. En 2001 les frères Huber réussissent la première répétition de l’Ogre I tout proche, et la première tout court de l’Ogre III. Ensuite Thomas va se prendre de passion pour l’énigme irrésolue du Latok I. En 2015 et 2016, il revient sur le Choktoi Glacier pour tenter la face nord. Mais le talent, ou l’envie, ne suffisent pas. En 2015 son équipe échappe de justesse à un sérac qui a failli l’aplatir alors qu’elle s’acclimate sur un sommet voisin, le Latok 3. Trop d’instabilité, trop de chutes de glaçons ou de champignons qui s’écroulent quand le soleil finit par revenir. En 2016, Thomas Huber est à nouveau au CB. Il participe à l’opération pour tenter de retrouver, sans succès, les alpinistes américains Kyle Dempster et Scott Adamson qui ont disparu sur un sommet voisin. Une fois de plus il ne plante pas une fois son piolet sur le Latok I. D’autres avant lui sont montés plus ou moins haut, mais sans jamais atteindre le dernier tiers de l’arête. Et c’est peu dire que le gotha de l’alpinisme s’y est cassé les dents : les britanniques Rab Carrington, Martin Boysen et Andy Mc Nae ,les américains (et frères) Benegas, ou plus récemment le canadien Maxime Turgeon et l’américain Colin Haley, le slovène Luka Lindic. Entre autres ! Même Catherine Destivelle y est allée en 1992 avec …Jeff Lowe.
La malédiction
Juillet 2018. Quarante ans après l’épopée de 1978. Le mauvais temps frappe le Karakoram. Un alpiniste, Serguei Glazunov, se penche au-dessus des mille quatre cent mètres qu’il lui reste à descendre de la face nord du Latok I. Avec son compagnon Alexander Gukov ils se sont lancés sur l’arête tant convoitée le 12 juillet. Malgré la défection d’un troisième compagnon avant le départ, et la mésentente avec une autre équipe russe qui voulait forcer la face nord, Gukov et Glazunov sont partis dans ce mur trop grand pour une cordée de deux. Le 19 juillet ils sont à 6800 mètres, sous la dernière section très raide de l’arête – celle qui sera évitée par l’équipe britanno-slovène. Le mauvais temps leur prend deux jours. Le 22 ils tentent le coup mais sans aller très haut. Surtout, ils n’ont plus de vivres. Les souvenirs de Gukov sont confus, mais à 14h, le 23 juillet, il relève 6980 m. sur son GPS. À 19h, le temps a encore empiré, mais Serguei, qui a mené la cordée les dernières longueurs, se dresse sur une pointe si instable que Gukov reste un peu en-dessous, et il pense avoir atteint le sommet. Ce dernier jour ils n’ont pas pris leur tente, espérant boucler le « summit push » à la journée. Pour Alexander, ce n’est pas le sommet, mais une antécime, à plus ou moins 7050 mètres. Soit un peu plus haut que le point atteint par les américains en 1978. L’antécime marque en tous cas la fin de l’arête nord proprement dite. « Serguei pense que c’était le sommet, je ne pense pas. Pas de deuxième chance pour nous de vérifier cela. Si on avait pris la tente et était restés sur les champignons de neige, nous aurions pu le vérifier. Mais nous n’avions pas pris la tente » raconte Alexander Gukov sur Mountain.ru.
À gauche, la situation désespérée d’Alexander Gukov, coincé haut sur la montagne. À droite, la météo enfin améliorée, le secours héliporté a lieu le 31 juillet. © Mountain.ru
Instant d’angoisse quand le pilote réalise que Gukov ne s’est pas détaché de son propre relais sur la paroi.
L’incroyable sauvetage
Le mauvais temps les frappe de plein fouet. Après avoir passé la journée du 24 juillet à récupérer, ils poursuivent la descente le 25 juillet. La rédactrice-en-chef de Mountain.Ru, Anna Piunova, coordinatrice des secours, détaille la situation. Un hélico a été envoyé le matin pour leur apporter de la nourriture, car depuis les deux derniers jours d’ascension ils n’ont plus rien à manger. Serguei réussit à attraper le sac dans lequel se trouve des barres chocolatées et des cartouches de gaz. Quelques rappels et quelques heures plus tard, Serguei Glazunov disparaît dans le vide. Gukov a les cordes de rappel, mais il n’y a plus personne au relais, le sac avec les broches à glace et le reste du matériel a disparu avec Glazunov. Gukov se trouve coincé sur l’arête à 6140 m, sur une marche minuscule. Alexander Gukov n’est pas n’importe qui, il est l’auteur d’une première au Thamserku au Népal qui lui a valu un Piolet d’Or en 2015 (face sud-ouest avec A. Lonchinskiy). Surtout il a tenté le Latok en 2017 jusqu’à 6700 mètres, ce qui constitue la plus haute tentative depuis 1978. Ce 25 juillet, à 14h20, Gukov lance un dernier SOS par satellite (avec un Iridium Messenger 360 avec lequel on ne peut que s’envoyer de courts textos), mais les hélicos, qui étaient repartis sur Skardu, ne peuvent voler car le temps est trop mauvais. Une course contre la montre s’enclenche. Le lendemain il fait beau sur le Latok mais le temps que les hélicos arrivent, le temps se bouche à nouveau. Gukov n’a plus de batterie et ne peut plus communiquer. Anna Piunova précise qu’ils ont fait voler les hélicos plusieurs fois pendant les jours suivants sans pouvoir récupérer Gukov afin qu’il comprenne que malgré tout, on essaye de le sauver à tout prix. Piunova explique que Gukov lui a raconté ensuite que cela l’a beaucoup aidé à garder l’espoir. Finalement six jours plus tard les hélicos de l’armée de l’air pakistanaise ont enfin une fenêtre de beau temps. Ils font un premier essai avec un minimum de kérosène pour alléger les machines. Au bout de quarante-cinq minutes ils repèrent Gukov, sa tente enterrée sous la neige fraîche au bord du vide. La seconde machine permet au pilote d’ajuster le câble pour attacher Gukov. Le réservoir de kérosène est proche d’être vide quand Gukov réussit à s’attacher au bout de la ligne après quinze minutes d’essai. Instant d’angoisse quand le pilote réalise que Gukov ne s’est pas détaché de son propre relais sur la paroi, ce qui constitue sans doute le piège le plus dangereux pour un hélico lors d’un sauvetage. Mais l’ancrage cède, le pilote ramène Alexander Gukov sain et sauf après six jours de survie, le 31 juillet. Puis le beau temps revient. Sous ses couches de neige fraîche, hérissée de champignons de neige et de corniches instables, l’arête nord étincelle, le sommet du Latok, là-haut, nargue les prétendants. Dans les esprits des uns et des autres, au camp de base et ailleurs, se pose déjà la question suivante : les Russes, en payant le prix le plus élevé, ont-ils résolu l’énigme du versant nord, à défaut de sommet ?
À suivre : Latok, réussite sur le mythique versant nord, deuxième partie du récit.
À lire : le chapitre consacré au Latok II dans la bio des frères Huber par F. Carrel, éd. Guérin-Paulsen.
Cet article a été réédité le 22/08 à 16h30 après de nouvelles informations fournies par Anna Piunova.