Au cœur de l’Himalaya, dans la vallée reculée et désolée du Ladakh au sein de la région du Zanskar, les communautés locales ont toujours été dépendantes de la fonte printanière des glaciers, qui leur fournissait l’eau essentielle à l’agriculture et à l’élevage. Face au réchauffement climatique, cette situation a radicalement changé au cours des dernières décennies. Dans cette région septentrionale de l’Inde, qui se situe à une altitude parmi les plus élevées du pays, les villageois ont adopté une approche innovante : la construction de cônes de glace artificiels, les stupas de glace. À l’occasion des Rencontres Montagnes & Sciences le 9 novembre au Palais des Sports, le film The Ice Builders réalisé par Francesco Clerici et Tommaso Barbaro retrace l’aventure de cette communauté face à l’avenir de leur village en péril.
Le quotidien des habitantes et habitants de la vallée rurale du Ladakh est essentiellement rythmé par le travail des cultures de l’orge et du blé, de l’élevage caprin et des rituels bouddhistes dont les temples parsèment la vallée. Dans cette région, toute l’eau provient de la fonte des glaciers et des champs de neige hivernaux, car ici seulement une centaine de millimètres de pluie s’écoule annuellement contre environ 1000 mm en moyenne pour la ville de Grenoble, sans compter l’absence de nappe phréatique dans le sol. De nombreux villages situés au pied des glaciers bénéficient ainsi de cette précieuse ressource depuis des générations.
Or depuis une quinzaine d’années, la dépendance à ces glaciers a rendu le quotidien de ces habitants de plus en plus précaire, avec un réchauffement climatique atteignant en moyenne +1,8°C dans cette haute vallée perchée à 3000 mètres d’altitude en moyenne. La fonte arrive chaque année plus tôt, dès avril-mai, au moment crucial des plantations, et les périodes de sécheresse vont croissantes, pouvant s’étendre jusqu’à trois à quatre années consécutives. Certains villages ont déjà disparu suite à de graves pénuries d’eau.
Un système ingénieux et artisanal au service des habitants
Face à cette situation alarmante, les villageois et ingénieurs locaux, notamment Sonam Wangchuk et Lobzang Wangtak, ont inventé un système simple et astucieux : des glaciers artificiels, afin de préserver la glace et la neige accumulées en hiver. En combinant techniques traditionnelles et pratiques modernes, ils ont mis en place un dispositif stockant l’eau sous forme de glace pendant l’hiver lorsque les habitants n’en ont pas besoin, afin de pouvoir l’utiliser lors du retour des températures printanières.
ils ont mis en place un dispositif stockant l’eau sous forme de glace
pendant l’hiver,
pour l’utiliser au printemps
Un stupa de glace, véritable cône géant de glace s’élevant à plusieurs dizaines de mètres de hauteur. ©Motup Sering
Le concept de glaciers artificiels n’est pas nouveau pour le Ladakh. Les ancêtres avaient un processus de « greffage de glaciers » dans les très hautes régions de montagne, système repris par les ingénieurs contemporains qui ont travaillé sur une idée similaire pour la conservation de l’eau.
Cependant, ces glaciers étaient basés sur une formation de glace horizontale nécessitant des emplacements en très haute altitude (au-dessus de 4 000m), un entretien constant et une vallée orientée au nord pour protéger la glace du soleil printanier. Face à ces problématiques, Sonam Wangchuk, un des ingénieurs présents sur place, a mis en place une nouvelle approche, dans laquelle les glaciers seraient libres de contraintes d’emplacement, d’entretien fréquent et d’exigences d’ombrage.
Dans ce nouveau modèle, l’eau des ruisseaux est congelée verticalement sous la forme de grandes tours de glace ou de cônes de 30 à 50m de hauteur pour 20m de large, soit la taille d’un immeuble d’une douzaine d’étages. La tâche n’est pas mince car si le dispositif installé ne permet pas un stockage de glace assez volumineux, la glace accumulée risque de fondre trop rapidement avant son utilisation.
La solution repose donc sur des principes géométriques : des cônes de glace à faible surface mais à grand volume. De plus, le système doit être installé afin de bénéficier de l’ombrage naturel des reliefs environnants et ainsi préserver la glace le plus possible de la fonte. Grâce aux nombreuses pentes, ils ont pu établir des « pompes naturelles », qui une fois installées, permettent à l’eau de jaillir dans l’air sous forme de fontaine et de geler durant l’hiver sous – 20°C.
l’idée est de conserver cette tour de glace le plus longtemps possible en été
pour alimenter les champs
Ces géants de glace ainsi formés ressemblent beaucoup aux structures sacrées locales en boue appelées Stupa ou Chorten. Ces montagnes gelées peuvent être construites juste à côté du village où l’eau est nécessaire. Dans cette région dépourvue d’électricité ou de pétrole, très peu d’efforts ou d’investissements sont ainsi nécessaires, évitant ainsi l’utilisation de matériaux difficiles à transporter dans ces zones reculées.
L’idée est également de conserver cette tour de glace le plus longtemps possible en été, afin qu’en fondant, elle puisse alimenter les champs jusqu’à ce que les véritables eaux de fonte glaciaire commencent à couler, à partir de juin. Étant donné que ces cônes de glace s’étendent verticalement vers le soleil, ils reçoivent moins de rayons du soleil par rapport au volume d’eau stocké ; ainsi, ils mettront beaucoup plus de temps à fondre par rapport à un glacier artificiel de même volume formé horizontalement sur une surface plane.
Un symbole riche de sens pour les populations et déjà exporté dans plusieurs pays !
Le nom de stuppas, inspiré des monuments bouddhistes ou jaïns en forme de dôme, a été adopté pour désigner ces structures de glace, qui évoquent des symboles de spiritualité chères au cœur des habitants. Malgré l’accomplissement de cette prouesse, les villageois ne se considèrent pas comme fiers, mais voient plutôt leur œuvre comme un symbole de leur situation, un message au monde sur les enjeux à venir.
Cet effort représente une lutte courageuse et déterminée contre les effets dévastateurs du changement climatique, illustrant la résilience et la créativité des communautés locales face à une crise mondiale. Les anciens racontent qu’il y a des centaines d’années, des hommes fabriquaient déjà des glaciers artificiels, un savoir-faire qui semble presque légendaire.
Pour que leurs descendants ne deviennent pas des réfugiés climatiques
En 2020, 26 stupas avaient déjà été mises en place dans le reste du pays, et depuis 2021 le concept s’est même exporté en Suisse ou encore au Chili où une cinquantaine de stupas se sont construites pour un stockage de 100 millions de m3 d’eau. À présent, Sonam Wangchuk espère que les villageois sauront s’adapter à ces changements afin que leurs descendants ne deviennent pas des réfugiés climatiques. Mais son aventure ne s’arrête pas là.
Sonam Wangchuk, l’homme aux multiples causes
Depuis 2019, Sonam et les habitants du Ladakh se mobilisent pour demander au Bharatiya Janata Party (BJP) – le parti au pouvoir – de leur accorder le statut d’État, conformément à ses promesses électorales. Cette avancée leur permettrait notamment une meilleure protection de leurs cultures tribales indigènes ainsi que de l’environnement et ses ressources, notamment l’eau, dans un contexte d’expansion industrielle et touristique impulsée par le développement accéléré de l’Inde ces dernières années (sous l’impulsion de New Delhi).
Cette situation est sans compter la situation géopolitique du Ladakh, dont la position géographique entre l’Inde et la Chine en fait un territoire de tensions croissantes entre les deux pays. En 2020, des affrontements violents ayant éclaté entre les forces militaires indiennes et chinoises, entraînant des pertes en vies humaines des deux côtés. Ces combats ont renforcé les préoccupations sécuritaires dans la région et ont eu un impact sur la vie quotidienne des Ladakhis.
la position géographique du Ladakh, entre l’inde et la chine,
en fait un territoire de tensions croissantes entre les deux pays
Dans ce contexte, les habitantes et habitants ont entrepris début octobre une longue marche de 1000 km pour rallier Delhi depuis Leh. La manifestation d’ordre politique et environnementale n’ayant pas été autorisée malgré les demandes préalables, plusieurs militants ont été arrêtés par la police. S’en est suivie une grève de la faim entamée par Sonam et plusieurs manifestants pour dénoncer les agissements de la police et demander la libération des personnes encore emprisonnées. Cette mobilisation résonne fort avec le jeûne de 21 jours entamé par Sonam à la veille des élections législatives en avril dernier, grève de la faim aussi longue que celle réalisée par Mahatma Gandhi pendant sa lutte pour la liberté.