Entre performance et lâcher-prise, la grimpeuse Caroline Ciavaldini explore une nouvelle voie : celle de l’écoute, du silence et de la lenteur. Celle que Stéphanie Bodet lui partage à travers son ouvrage À l’écoute du silence. À Ailefroide, loin du tumulte habituel et téléphone, la session de bloc de Caro devient un moment d’introspection, portée par les mots de Stéphanie. Récit.
Entre réussir à prêter attention à mes enfants dans le tourbillon des heures qui défilent, la vie quotidienne, la rénovation de notre maison, l’entraînement et le début d’un nouveau boulot passionnant, j’ai pris 3 crash pads, mon sac de bloc et le livre À l’écoute du silence de Stéphanie Bodet. Et j’ai oublié mon téléphone. Je n’ai pas fait exprès, mais après 3 minutes à me demander si je devais faire demi tour, j’ai été ravie. Au point de m’inquiéter à l’idée de le retrouver par hasard dans ma veste en arrivant à mon bloc.
Il y a 3 jours, j’ai enregistré un podcast pour Altitudes. Et notre invitée, c’était Stéphanie Bodet. Stéphanie est une personne importante dans ma vie, même si elle ne le sait pas du tout. Je l’ai rencontrée quand je suis entrée en équipe de France, vers 17 ans, à la fin de sa carrière de compétition. Puis, vers 25 ans, quand j’ai décidé à mon tour d’arrêter les coupes du monde, je savais que je pouvais marcher dans ses pas. Steph, comme très peu d’autres compétitrices, avait réussi une transition vers une vie d’aventures, d’expéditions en performances.
Une voie essentielle dans ma carrière, c’est la « Voie Petit », que j’ai eu envie de tenter parce que Steph était passé à un cheveu d’en faire la première ascension féminine. Je n’ai même pas initié cette rencontre là, il y a 3 jours. Steph était de passage à Briançon pour présenter son nouveau livre, et on (ma comparse de podcast, Coralie, et moi) a sauté sur l’occasion pour lui demander d’enregistrer un épisode.
Son livre, je l’ai chez moi depuis 3 semaines. Je le sais, Steph y parle de ralentir, d’écouter le silence habité de la nature. J’avais très envie de plonger dans cette idée mais je sais aussi que dans ma vie actuelle, ralentir, ça va être très complexe. Alors j’ai retardé. Au moment où j’ai enregistré le podcast, j’en étais à la troisième page.
Stéphanie bodet parle de ralentir
d’écouter le silence habité de la nature
Mais aujourd’hui, bien sûr, après avoir passé une heure et demi à me délecter des mots de Stéphanie (j’adore sa voix, elle me repose), j’ai sauté le pas. J’avais envie de voler du temps à ce chantier de maison qui avance bien mais qui est si prenant et je me sentais coupable. Une petite partie de moi reculait sans doute aussi parce que je suis tout près d’enchaîner mon petit projet. Et c’est toujours un peu difficile d’échapper totalement à la pression de l’enchaînement. La séance dernière, je me suis déçue. L’idée d’emmener mon livre à Ailefroide m’a aidé à sauter le pas.
Travailler un bloc, seule, c’est quelque chose de nouveau pour moi. Je suis toujours allée grimper avec James ou des copines. Mais depuis que nos enfants sont là, le bloc en solitaire est parfois la seule option. Au début, j’endossais mes crash pads avec réticence. Peur de m’ennuyer, de me faire mal sans parade. Mais je sais maintenant que ces moments solitaires en forêt sont délicieux.
j’ai besoin de trouver
un autre sens à ma grimpe
Trois crash pads sous les bras, un sac à dos, juste 200m à franchir depuis le parking jusqu’à Surprise du chef, un secteur phare d’Ailefroide. M’y attend Sicaflex. Quoique. Ce morceau de rocher ne m’attend pas du tout. Je ne suis que de passage dans son univers. En mai, en pleine semaine, Ailefroide est encore désert. Je place précautionneusement mes crash pads, mes deux chaussons différents (un Katana lace à gauche, parce que le talon est crucial, un Adam ondra comp à droite). Je suis clairement en recherche de performance. Ma meilleure magnésie, mes prises soigneusement brossées.
Mais je sens que j’ai besoin de trouver un autre sens à ma grimpe. J’ai besoin, justement, de ne pas être dans ma performance. J’ai besoin de décentrer. D’écouter. Je me chauffe dans les mouvements, puis je m’assieds sur mon pad et j’ouvre mon livre. De la magnésie sur un si beau livre, est-ce un sacrilège ? Je décide que non, que je veux pouvoir l’ouvrir même les mains sales. Qu’il entre dans ma vie. Je suis tiraillée entre mon impatience d’enchainer les essais mais aussi sauvée par le besoin de se reposer pour performer en bloc. Alors je plonge.
je suis à la fois dans ma cabane de papier et les sens aux aguets
à l’écoute des chants des oiseaux en cette fin de printemps
À l’écoute du silence est un de ces livres qu’on lit lentement, en savourant les phrases. Je connais tellement l’histoire de Stéphanie par ses livres précédents, par nos parcours similaires que juste en quelques phrases, ma recherche de performance disparaît. Je suis à la fois dans ma cabane de papier, exactement comme Stéphanie l’a voulu, mais aussi les sens aux aguets, à l’écoute des chants des oiseaux en cette fin de printemps. Entre ombre et lumière en cette fin de matinée sous mon bloc, avec cette brise qui m’enveloppe sans se faire oublier.
Quelques pages, je pose mon livre, je fais un essai. Je réfléchis encore trop, j’ai peur de réussir. Presque, mais non. Quelques essais plus tard, je m’autorise à lire plus de pages entre chaque essai. Stéphanie vient d’arriver à sa cabane, retirée du monde. Elle ne parle que de choses simples, mais l’intensité du plaisir qu’elle en retire résonne totalement avec mon cheminement actuel.
J’ai fait des expés au Japon, en Malaisie, à la Réunion, aux USA, mais toujours en courant vers l’avant, centrée vers la performance. Les enfants m’apprennent à ralentir, à enfin réaliser qu’une touffe d’herbe est un miracle suffisant. J’ai une heure et demie de grimpe pour moi, à 25 minutes de ma maison, sur un bloc somme toute sicaté mais qui me plait, et grâce à Stéphanie, je suis tellement plus présente.
Vers la fin, il me faut arriver à arrêter de penser. C’est le plus dur
Je m’autorise 10 pages, puis un nouvel essai. J’ai commencé à travailler ce bloc de façon intermittente il y a un an et au début, je ne faisais pas tous les mouvements. Il y a quelques semaines encore, l’idée d’enchaîner les 10 mouvements me paraissait hors d’atteinte. Là, je sais que je touche au but. J’adore ce processus d’épluchage de ma séquence de mouvements.
Il faut être parfaite, aligner corps et esprit. Détail après détail, la séquence se perfectionne. Vers la fin, il me faut arriver à arrêter de penser. C’est le plus dur. Je laisse mon livre me guider, l’idée d’enchaîner a disparu, je suis juste dans le plaisir de mes essais ponctués de mots délicieux.
je commence à grimper juste pour moi ?
Évidemment, tout s’est aligné et je me retrouve sans y avoir réfléchi à la fin de mon bloc. Ce n’est vraiment pas le plus important dans ces 2 heures d’échappée. Je crois que je suis en train d’entrer dans ma quatrième vie de grimpeuse. Ma première, c’était une vie de compétitions. Ma deuxième, une vie d’aventures verticales. Puis j’ai appris à être une maman grimpeuse. Et là, il me semble que je commence à détacher ma grimpe de la recherche de performance. Je commence à grimper juste pour moi ?
Voilà, il ne me restera pas de cet instant une vidéo d’un enchaînement. J’ai fini mon bloc, sans hurlement de joie. Pourquoi hurler d’un coup alors que je suis dans du pur plaisir depuis une heure ? Mais j’ai plié mes crash pads, rangé mon livre avec précipitation. J’avais tellement envie de mettre des mots sur ce que je venais d’apprendre. Pour m’en souvenir.