Malgré un enneigement exceptionnel durant l’hiver 2024, les glaciers suisses ont continué à subir des pertes importantes en raison de conditions estivales extrêmes. Un bilan de masse négatif causé probablement par la chaleur estivale et la poussière saharienne importante. Une étude suisse qui vient de paraître souligne que, bien que les pertes soient moins dramatiques qu’en 2022 et 2023, la réduction du volume de glace reste préoccupante pour l’avenir des glaciers et la gestion des ressources en eau.
Qui parmi nous n’a pas senti une petite vague d’espoir naître au fond de lui-même en voyant ce printemps pluvieux, neigeux et « particulièrement froid ». En effet, le printemps 2024 a été parmi les printemps les plus enneigés des dernières décennies, faisant resurgir nos rêves les plus fous de bilan de masse positif pour les glaciers. Chaque année, de nombreux glaciers sont suivis dans le monde sur une période couvrant du 1er octobre au 1er octobre par des glaciologues qui rédigent le « bilan de masse » des glaciers. C’est-à-dire la quantité de neige accumulée durant l’hiver et le printemps – la quantité de glace fondue à la fin de l’été.
Pour cela, des mesures de hauteur et de densité de neige sont effectuées en début de saison puis une fois la neige intégralement fondue. La hauteur de glace fondue est mesurée au fur et à mesure de la saison.
Surface de neige fondante en août 2024 sur le Griesgletscher avec une importante couverture de poussière saharienne. La réduction de l’albédo a entraîné une accélération significative des taux de fonte de la neige, ce qui explique la disparition rapide de la couche de neige partiellement record sur les glaciers au début de l’été. ©Matthias Huss/Bilan de masse annuel des glaciers suisses en 2023/24
À la fin de l’année hydrologique, un bilan total est effectué, prenant en compte la neige restante dans la partie haute du glacier (s’il en reste) et la fonte (généralement de la partie avale du glacier), afin de caractériser l’accumulation ou l’ablation, selon les années, des glaciers. Ce bilan se lit en mètre équivalent eau, c’est-à-dire que l’évolution des masses de glace est mesurée en masse d’eau perdue ou gagnée par le glacier à l’échelle de l’ensemble de sa surface. Ainsi, 1 kg d’eau liquide issu de la fonte correspond à une valeur verticale de 1 mm réparti uniformément sur une surface de 1m².
Chaque année, un travail de médiation est réalisé pour comprendre
les dynamiques à l’échelle des glaciers suisses
En Suisse le GLAMOS, est un programme de suivi annuel des glaciers. Chaque année, ils font un travail de mesure puis de médiation très intéressant afin de comprendre les dynamiques à l’échelle des glaciers suisses. Pour cela, 20 glaciers sont suivis par différents glaciologues, dont Matthias Huss. Ce suivi de long terme (plus de 100 ans pour certains glaciers), permet de comprendre les dynamiques à l’œuvre aujourd’hui sur nos glaciers. Les chiffres récapitulatifs pour tous les glaciers étudiés sont présentés et interprétés dans un rapport annuel, mis à disposition depuis début octobre. Voici une explication de ce qu’il contient.
Si les pertes globales des glaciers en 2024 sont moins dramatiques qu’en 2022 et 2023, elles sont remarquables compte tenu de la couverture neigeuse exceptionnellement abondante sur les glaciers suisses au printemps (31% au-dessus de la moyenne ; GLAMOS, 2024), ce qui indique des taux de fonte élevés pendant l’été, comme nous le verrons plus en détail ci-dessous.
Vue d’ensemble des mesures de bilan de masse effectuées sur les glaciers suisses en septembre 2024. Pour tous les glaciers visités, la date de l’étude et le bilan de masse annuel du glacier (bleu) en mètres d’équivalent en eau (m EH) homogénéisé à l’année hydrologique (1.10.-30.9.) sont indiqués. Le nombre de mesures ponctuelles du bilan de masse (m) et le nombre de mesures de la densité du névé (ρ), le cas échéant, sont indiqués. Les limites en violet clair indiquent les bassins versants hydrologiques. ©Bilan de masse annuel des glaciers suisses en 2023/24
Trois facteurs cruciaux ont été à l’origine des pertes de masse substantielles des glaciers en 2024, malgré l’abondance de la couverture neigeuse hivernale :
- Les températures moyennes de l’air en juillet et août étaient très élevées. Dans les stations MétéoSuisse les plus élevées, les valeurs pour le mois d’août sont même supérieures à celles des années 2003 et 2022, dont on se souvient encore pour leur chaleur torride.
- Tout au long des mois de juillet et d’août, un rayonnement solaire élevé a prévalu et aucune chute de neige fraîche n’a été enregistrée, contrairement, par exemple, à 2023.
en juillet et août 2024, un rayonnement solaire élevé a prévalu
et aucune chute de neige fraîche n’a été enregistrée
- En hiver et au printemps 2024, les vents du sud-ouest ont apporté des quantités substantielles de poussière saharienne dans les Alpes lors de plusieurs événements. Cette poussière rouge-jaunâtre a d’abord été cachée par des couches de neige supplémentaires, mais s’est accumulée à la surface avec le début de la saison de fonte.
La réduction de l’albédo (le pouvoir réfléchissant d’une surface) sur une surface de neige sale est substantielle, et cet effet a accéléré le taux d’appauvrissement de la neige. Cet effet a donc contrecarré le bénéfice de l’épaisseur de neige supérieure à la moyenne sur le bilan de masse du glacier. A ce stade, les chercheurs travaillant sur le sujet ne sont pas en mesure de quantifier l’effet net de la poussière saharienne sur la perte de masse globale en 2024, mais une augmentation des taux de fonte de 10 à 20 % par rapport aux conditions normales semble plausible.
Piquet de mesure du bilan de masse du glacier à Konkordiaplatz (2650 m d’altitude), Grosser Aletschergletcher. Comparaison du taux de fonte observé en 2024 (à droite) avec les années extrêmes 2022 et 2023, et la moyenne des observations réalisées entre 1953 et 1983. ©Matthias Huss/Bilan de masse annuel des glaciers suisses en 2023/2024
Le « Glacier loss day », le jour où toute la masse de neige ajoutée pendant l’hiver a fondu
L’évolution du bilan de masse des glaciers tout au long de l’année hydrologique 2023/2024 (du 1er octobre 2023 jusqu’au 30 septembre 2024) a commencé par un épisode de fonte exceptionnel en automne, qui a duré jusqu’à la mi-octobre 2023. Il est suivi d’une croissance plus rapide que d’habitude de la couverture neigeuse de la fin octobre à décembre 2023.
Vers la fin du mois de février 2024, la couverture neigeuse est presque revenue à la moyenne, alors que les glaciers influencés par les conditions météorologiques du versant sud des Alpes Suisse ont montré une accumulation de neige nettement supérieure à la moyenne de mars à mai. Le pic d’accumulation de neige a été atteint le 3 juin, mais la fonte ne s’est accélérée qu’au début du mois de juillet. Jusqu’à la deuxième semaine de septembre, les taux de fonte ont alors été très élevés sans aucune interruption. Ceci contraste avec les saisons estivales précédentes où les glaciers pouvaient bénéficier de journées intermittentes de temps plus frais.
la neige avait complètement fondu le 11 août
Quelques jours plus tard que d’habitude
Le « Glacier loss day », c’est-à-dire le jour où le bilan de masse global devient négatif et où toute la masse de neige ajoutée pendant l’hiver a fondu, s’est produit le 11 août, quelques jours plus tard que d’habitude. Le 15 août, le bilan de masse pour l’année 2023/2024 est devenu plus négatif que la moyenne 2010-2020 et est resté en dessous de ce niveau jusqu’à la fin de l’année. Après le début relativement tardif de la saison de fonte, celle-ci s’est également terminée de manière précoce et abrupte à la mi-septembre. Le temps plus frais et les chutes de neige répétées ont empêché de nouvelles pertes jusqu’à la fin de l’année hydrologique.
La Mer de Glace en septembre 2024. Ici aussi, la réduction du volume de glace reste préoccupante. ©Jocelyn Chavy
Pour l’année hydrologique 2023/2024, un bilan de masse moyen de -1.25 m équivalent eau (EE) est trouvé pour l’ensemble des glaciers suisses. Ce chiffre est à mettre en regard des valeurs de -3,1 m EE et -2,3 m EE pour 2022 et 2023. Les pertes annuelles en 2018, 2017, 2015 et 2011 étaient également plus élevées. Néanmoins, la perte de masse du glacier pour 2024 est remarquable compte tenu des quantités massives de neige en hiver. L’évaluation des anomalies du bilan de masse estival (1er mai – 30 septembre) indique que la fonte globale de l’été 2024 était supérieure de 34 % à la moyenne 2010-2020, malgré les températures atmosphériques modérées de juin et septembre. Cette valeur se place en quatrième position après (dans l’ordre de la fonte du maximum au minimum) : 2022, 2003 et 2023.
la fonte globale de l’été 2024
était supérieure de 34%
à la moyenne 2010-2020
En rapportant le bilan de masse annuel 2023/2024 à la distribution statistique des mesures antérieures, les résultats indiquent que cette année fait partie des 10% de valeurs les plus négatives pour certains glaciers (Clariden, Giétro, Silvretta). Pour la plupart des glaciers, cependant, 2024 se situe dans ou légèrement en dessous du centre des valeurs historiques. Les bilans de masse saisonniers au niveau des sites de surveillance individuels donnent un aperçu des anomalies locales dans l’accumulation hivernale et la fonte estivale.
Alors que le bilan de masse estival est clairement plus négatif que la normale pour tous les sites, les résultats ne sont pas exceptionnels pour la plupart des glaciers, probablement en raison des températures moyennes de l’air en mai, juin et septembre. Ce qui est peut-être le plus frappant, cependant, c’est le bilan estival très négatif du Claridenfirn, où l’on trouve la deuxième valeur la plus négative (après 2022) de la série longue de 110 ans, malgré l’accumulation record de neige pendant l’hiver. Cet effet ne peut s’expliquer que par l’effet de la poussière saharienne qui accélère la fonte des neiges.
L’année hydrologique 2023/2024 a été exceptionnelle
en termes d’accumulation et de fonte
Si l’on considère les bilans de masse des glaciers pour chaque mois et leur répartition depuis le début de la série chronologique d’observation disponible, il apparaît clairement que l’année hydrologique 2023/2024 a été exceptionnelle en termes d’accumulation et de fonte. Les pertes de masse des glaciers pour un mois d’août n’ont jamais été aussi prononcées que cette année. Les résultats sont comparables à l’été extrême de 2003, mais nettement supérieurs à ceux de 2022 et 2023. Le bilan de masse a également été très faible en juillet, mais loin de la valeur record de 2022. En revanche, les mois de novembre, mars et mai de l’année hydrologique 2023/2024 ont présenté des bilans de masse parmi les plus positifs.
La glace des glaciers suisse en nette diminution
En combinant le changement de masse des glaciers extrapolé avec une évaluation complète du volume des glaciers en Suisse, les résultats indiquent que la Suisse abrite encore environ 46,4 km3 de glace de glacier à la fin de 2024, c’est presque 30 km3 de moins qu’en 2000.
La réduction annuelle du volume des glaciers par rapport au volume restant a fluctué entre -1% et -3% par an au cours des deux dernières décennies. Les deux années extrêmes 2022 (-5,9 %) et 2023 (-4,4 %) ont complètement changé la donne avec des pertes de volume de glace sans précédent. L’année 2024 présente une réduction un peu plus modérée du volume de glace de -2,4%.
cette perte de volume de glace s’explique
par la diminution rapide de la superficie des glaciers
La perte totale reste néanmoins considérable compte tenu de la couverture neigeuse nettement supérieure à la moyenne à la fin de l’hiver. Alors que les pertes relatives de volume de glace ont montré des valeurs très élevées en 2022 et 2023, bien au-delà des années extrêmes précédentes telles que 2003 (-3.5%) ou 2017 (-3.0%), les changements absolus de volume de glace indiquent que le pic de libération d’eau par les glaciers suisses a probablement été dépassé avec les récentes années extrêmes.
Avec une perte totale de volume de glace de -1,2 km3, l’année 2024 est tout juste moyenne, similaire à 2019, mais inférieure à 2017 et 2018. Cela s’explique par la diminution rapide de la superficie des glaciers due à la réduction importante de leur volume au cours des dernières décennies. Même avec des taux de fonte intenses et des pertes relatives importantes par rapport au volume de glace restant, les glaciers ne peuvent fournir des quantités d’eau de fonte moins importantes aux zones situées en aval. Cette tendance à la baisse, malgré l’augmentation des températures et de la fonte des neiges et des glaces, devrait poser d’importants problèmes pour la gestion future des ressources en eau (irrigation, production d’énergie hydroélectrique, écologie, transport), en particulier pendant les périodes de sécheresse.