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Orgueil et préjugés : le Chamonix de Jon Krakauer

Dans le milieu du « journalisme d’aventure » et de montagne en particulier, il est un nom qui en impose à tous : Jon Krakauer. Souvenez-vous, Tragédie à l’Everest ou encore Into the wild, c’était lui. Les deux récits ont été des succès littéraires et cinématographiques hors du commun. Dernièrement, les éditions 10-18* ont publié un recueil d’articles du journaliste, Rêves de montagne, déjà parus dans le magazine américain Outside dans les années 1980. 

Dans ce dernier, un article m’attire d’emblée. Son titre : « Chamonix ».

©Ulysse Lefebvre

Paru en juillet 1989, ce papier raconte la visite de l’américain au pied du mont Blanc. L’auteur n’a pas encore la renommée qu’il gagnera en 1996 avec « Into thin air **», quant à la « capitale mondiale de l’alpinisme », elle vit alors un âge d’or, incarné par Destivelle, Escoffier, Boivin ou Profit.

Ce qui marque d’abord, ce sont les préjugés de l’auteur sur les Français, profondément ancrés dans les esprits hors de nos frontières, et que Krakauer confirme tantôt avec humour, tantôt jugement. Les Français présentent selon lui une « modestie typiquement gauloise » et les jeunes gens y ont « un aspect suffisant et égocentrique ». 

Sans en faire un inventaire à la Prévert, disons simplement qu’il en va jusqu’à citer Shakespeare pour appuyer ses thèses sur le carafon tricolore et « le Français sûr de lui et aimant trop le plaisir ». Pas très flatteur le Chamonix de Krakauer.

Les Français,
avec leur tempérament individualiste
bien connu

Voyons plutôt comment le jeune journaliste en goguette profite ensuite de l’un de ses préjugés pour mettre en avant un aspect beaucoup plus intéressant de son époque : « Les Français, avec leur tempérament individualiste bien connu, ont une préférence pour l’exploit sensationnel, pour le panache ou pour la performance héroïque et solitaire. » Bingo.

une époque où l’on vend des cartes postales
à l’effigie des alpinistes

Ah l’alpinisme débridé des années 80-90 ! Les unes de Paris Match, les combinaisons fluo et racoleuses, la figure macho des alpinistes « qui peuvent fumer gitane sur gitane ou conduire leur voiture de façon irresponsable » ou celle de « la belle fille blonde à la beauté frappante, Isabelle Patissier ». Krakauer voit clair dans le jeu médiatique de l’époque, une époque où l’on vend des cartes postales à l’effigie des alpinistes et où l’on croise des stars avec émoi dans les rues de Cham’. 

Il ajoute à ce propos : « Les Français, cela va sans dire, ont trop d’urbanité pour se prosterner en public devant leur idole comme nous le faisons. Mais il existe des exceptions. » Et de citer l’engouement provoqué chez les passants par la présence d’Edlinger dans un bar de la ville. 

Il conclut carrément : « Et si vous regardez autour de vous, tôt ou tard, vous verrez passer Boivin ou Profit ou Marc Batard tous héros de la République. » Rien que ça. 

La nuance n’étouffe pas Krakauer. Mais il y a du vrai dans le diagnostic d’une époque que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaitre. Trente ans plus tard, les temps ont bien changé. 

Quelles gueules ornent les posters
des chambres d’ados ?

Les figures qui incarnent aujourd’hui la montagne sont beaucoup moins puissantes dans l’imaginaire du public. De manière générale, qui s’identifie encore aujourd’hui aux alpinistes ? Qui fait vibrer la génération Z et autres millennials dans le trombinoscope montagnard ? Quelles gueules ornent les posters des chambres d’ados ? 

On ne demande plus guère d’autographe qu’à un Kilian Jornet de passage, et encore. On lui donne tellement de likes et de kudos au quotidien qu’il fait presque partie de notre entourage. Je ne suis même pas sûr qu’Alex Honnold ou Adam Ondra seraient reconnus en terrasse de l’M ou de l’Élévation. Peut-être que Vivian Bruchez fait tourner quelques têtes car il est du coin, et encore, le gars est tellement discret. 

pourtant, les héros potentiels ne manquent pas

Je crois que ce n’est pas être défaitiste que de dire que la montagne n’engendre plus de célébrités. Le star système a disparu. Et pourtant, les héros potentiels ne manquent pas. Il n’y a qu’à voir la richesse des profils de notre TOP100, pour ne citer qu’eux.  

La question n’est pas de savoir si c’est bien ou pas, si c’était mieux avant ou pas. Et sans courir après les excès d’autrefois puisque la sobriété aussi a du bon, on peut légitimement se demander pourquoi ceux qui gravissent les montagnes sont moins mis en avant aux yeux du grand public. La faute aux medias (les bougres) ? Aux réseaux sociaux qui désacralisent les personnalités en les dévoilant au quotidien ? A moins que ce ne soit simplement une nouvelle forme de discrétion ? Une modestie nouvelle ?!
M. Krakauer revenez, les Chamoniards ont changé !

* Publiés récemment chez 10-18 :
– Jon Krakauer, Rêves de montagnes, 10-18, février 2022
– Jon Krakauer, À l’extrême, Presses de la Cité, février 2022

**Titre original du livre Tragédie à l’Everest.

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