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Les nouveaux alpinistes

Avec Les Nouveaux alpinistes, Claude Gardien revient sur les quatre dernières décennies de l’art de gravir les montagnes et de ses artistes. Extrait du chapitre « Les clochards célestes », qui nous emmène en voyage, de Berhault à Steck, de l’Himalaya à la Patagonie, où commence cet extrait.

La traversée a déjà été tentée, mais le problème qu’elle pose est trop complexe, et surtout, totalement nouveau. Il s’agit de pratiquer un alpinisme au long cours, dans un des climats les plus hostiles de la planète, dans le froid, le vent, l’humidité. L’orientation y est difficile, aléatoire : comment décider de la marche à suivre lorsqu’on ne voit pas un relief qui n’a jamais été cartographié ? Le GMHM va plancher sur ces problèmes pendant de long mois. Il bénéficie de l’expérience de ses nombreuses expéditions polaires, mais à part la familiarité que ses membres entretiennent avec les pulkas, il leur est vite évident qu’il leur faut faire table rase de leurs connaissances, pour s’approcher au plus près d’un terrain dont ils ne savent rien, ou presque. Ils vont donc devoir inventer des techniques, chercher des solutions nouvelles. Le matériel, l’habillement, la technique d’orientation, tout est revenu affiné, amélioré. Et surtout, ils vont réfléchir à un savoir-être. D’abord, former une équipe. Facile à dire, mais Darwin va les pousser dans leurs retranchements : qu’est-ce qu’une équipe ? Comment doit-elle fonctionner ? Ils vont réfléchir sur le processus d’analyse du terrain et de la prise de décision, sur la complémentarité des compétences de chacun des membres, la mise en confiance individuelle et collective. Sur le terrain, leur démarche se montre payante : durant trente jours, ils errent dans ces montagnes qu’ils ne font parfois que deviner. Mais ils prennent les bonnes décisions, la mécanique humaine du groupe fonctionne à plein rendement. Au retour, le milieu de l’alpinisme découvre l’ampleur de ce que cette équipe a accompli. La cordillère Darwin, que personne ou presque ne pouvait situer sur la mappemonde, devient le lieu où une performance d’un nouveau style a été inventée. Les membres du GMHM, tirant les leçons de leurs quelques faiblesses, améliorant encore leur savoir-faire et leur savoir-être, vont rebondir sur ce succès, et en glaner d’autres, sur la lancée de Darwin. En 2012, soit juste un an plus tard, ce sera sur le Kamet, un magnifi que sommet de 7 756 mètres au Garhwal, avec l’ouverture en style alpin d’une voie difficile, haute de plus de 2 000 mètres, avec descente par l’arête sud, alors encore vierge. Le Kamet avait été gravi pour la première fois en 1931, par, tiens tiens, Shipton… Les ascensions rapprochent parfois curieusement les alpinistes de générations différentes.
Il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin pour voyager en alpiniste. Quand, en septembre 2000, Patrick Berhault démarre sa traversée des Alpes, bien des grimpeurs se reconnaissent dans ce profond désir de passer un très long temps dans les montagnes. Le concept n’est pas nouveau ; l’hiver 1933, Léon Zwingelstein, alpiniste mélancolique, était parti en pour un voyage à travers les Alpes à skis. Statistiques : 90 jours, 2 000 kilomètres pour 58 500 mètres de dénivelé positif… Walter Bonatti reprend l’idée en 1956, et avec une forte équipe, réussit une traversée très complète, cumulant 1 795 kilomètres, pour 73 193 mètres de dénivelé positif en 66 jours.
Le voyage alpin, royaume de la statistique ? Sûrement pas. Au-delà des chiffres il y a un désir d’immersion. C’est cela que ces nombres astronomiques racontent. Ils disent l’amour immodéré et irrépressible que les alpinistes peuvent entretenir avec leurs montagnes.
Le voyage de Berhault vient tout droit de la pratique des enchaînements. Rapide, léger, souvent seul, Patrick a collectionné des moments d’alpinisme, un peu le nez en l’air, comme la traversée des aiguilles de Chamonix. En hiver 1997, il enchaîne quatre faces nord dans le massif du Mont-Blanc avec Francis Bibollet. Il ne s’agit pas là d’un enchaînement à la mode des années 1980, cadré dans une unité de temps de 24 heures. Non, à chaque jour sa course, son parcours de liaison. C’est un peu comme un raid à skis, sauf qu’on grimpe ! L’année suivante, il campe au glacier Noir, dans le massif des Écrins, avec Bruno Sourzac : ils s’envoient les grandes faces nord : Pelvoux, pic Sans Nom, Ailefroide… Après la traversée des Alpes, qu’il agrémente de grandes courses (la Desmaison- Gousseault aux Jorasses !), il imagine en 2003 un marathon à la face sud du mont Blanc, cumulant avec Philippe Magnin tous les piliers et toutes les goulottes des versants Frêney et Brouillard… Seize voies diffi ciles en deux sessions de huit, à partir du bivouac Eccles… Fantasmagorique, même si la performance aura moins de résonance que le merveilleux voyage de 2000-2001. Patrick était particulièrement sociable, d’un contact agréable et facile, mais il goûtait ces longues périodes passées en altitude, seul avec un compagnon de cordée. Son projet d’escalader les quatre-vingt-deux 4000 des Alpes au cours du seul hiver 2004 lui sera fatal. Expérience fusionnelle, le « voyage à la Berhault » a été repris assez souvent. Le massif des Écrins a vu de belles traversées (Aymeric Clouet et Christophe Dumarest en 2008, Arthur Sordoillet et Pierre Masson en 2009). L’enchaînement des 4000 a été réussi à plusieurs reprises, il a attiré jusqu’à Ueli Steck en 2015. Le voyage alpin a un bel avenir devant lui : on peut décider de sa diffi culté, de sa durée, et le souvenir en sera toujours profond. Ce n’est pas la performance qui en détermine la valeur, même si bien sûr, elle est souvent au rendez- vous. Le voyage est né de l’imagination, on peut broder sur tous les thèmes : ainsi Christophe Dumarest et Yann Borgnet se lançant sur les traces de Walter Bonatti à travers le massif du Mont-Blanc en 2010…
Le voyage de Berhault vient tout droit de la pratique des enchaînements.
Rapide, léger, souvent seul, Patrick a collectionné des moments d’alpinisme, un peu le nez en l’air

Voyager, c’est d’abord organiser. La curiosité est au rendez- vous, il faut se renseigner sur les moyens d’accès, la météo, la bonne période, le faciès et la géologie des montagnes, les coutumes locales… Ne penser qu’au sommet que l’on convoite serait passer à côté du voyage. Un sommet, ce sont des vallées qui l’entourent, des gens qui y vivent. Par un effet collatéral, une évolution notable a démarré il y a quelques années. Les explorateurs, cartographes et alpinistes avaient pris la détestable habitude de baptiser les montagnes qu’ils « découvraient » de noms importés de leur culture. Ainsi le point culminant de la planète est-il affublé du patronyme d’un directeur de l’Indian Survey… A-t-on imaginé que les Tibétains et les Népalais n’avaient jamais vu leur montagne ? Jamais nommé ? C’est le même cas pour le K2, autrefois Chogori, du Broad Peak, autrefois Falchen Kangri… En Himalaya, les choses ne bougent guère. Si le Hidden Peak a repris son nom local, Gasherbrum I, il paraît difficile de faire descendre sir George Everest de son piédestal. Ne serait-il pas légitime de rendre aux Tibétains leur Chomolungma et aux Népalais leur Sagarmatha ? En Amérique, le tournant a été pris. Au sud, le Fitz Roy est déjà appelé Chaltén par les alpinistes, et au nord le McKinley a retrouvé officiellement en 2015 son nom originel, Denali. On est encore obligé d’utiliser les deux noms pour que tout le monde comprenne, et on n’ose pas dire Begguya pour le Hunter ou Menlale pour le Foraker, de peur de ne pas être compris… Mais l’évolution a été provoquée par les alpinistes, devenus enfin sensibles aux cultures des peuples qui connaissaient ces montagnes bien avant eux.

Une expédition peut sembler à première vue
une expérience
égotique.
Elle l’est, évidemment,
mais pas seulement.

Il reste de nombreux sommets à rendre à leur culture (Devils Tower, Longs Peak…), et l’office fédéral de la géographie a refusé le changement de certains noms, mais le mouvement est initié. Il faudra qu’il s’exporte ailleurs… Que fait par exemple la pyramide de Carstensz en Indonésie ? Même si elle a été nommée par son « découvreur », le Hollandais Carstenszsoon en 1623, alors qu’elle porte un nom local, Puncak Jaya… Dégât collatéral d’une mondialisation déjà ancienne qui ne dit pas son nom : colonisation ? Les alpinistes doivent être une force de proposition en ce sens, cela fait partie du nécessaire respect qu’ils doivent porter aux montagnes, et aux peuples qui vivent à leur pied.

A-t-on imaginé que les Tibétains et les Népalais n’avaient jamais vu leur montagne ? Jamais nommé ? C’est le même cas pour le K2, autrefois Chogori, du Broad Peak, autrefois Falchen Kangri… En Himalaya, les choses ne bougent guère. Si le Hidden Peak a repris son nom local, Gasherbrum I, il paraît difficile de faire descendre sir George Everest de son piédestal. Ne serait-il pas légitime de rendre aux Tibétains leur Chomolungma et aux Népalais leur Sagarmatha ? En Amérique, le tournant a été pris. Au sud, le Fitz Roy est déjà appelé Chaltén par les alpinistes, et au nord le McKinley a retrouvé officiellement en 2015 son nom originel, Denali. On est encore obligé d’utiliser les deux noms pour que tout le monde comprenne, et on n’ose pas dire Begguya pour le Hunter ou Menlale pour le Foraker, de peur de ne pas être compris… Mais l’évolution a été provoquée par les alpinistes, devenus enfin sensibles aux cultures des peuples qui connaissaient ces montagnes bien avant eux. Il reste de nombreux sommets à rendre à leur culture (Devils Tower, Longs Peak…), et l’office fédéral de la géographie a refusé le changement de certains noms, mais le mouvement est initié. Il faudra qu’il s’exporte ailleurs… Que fait par exemple la pyramide de Carstensz en Indonésie ? Même si elle a été nommée par son « découvreur », le Hollandais Carstenszsoon en 1623, alors qu’elle porte un nom local, Puncak Jaya… Dégât collatéral d’une mondialisation déjà ancienne qui ne dit pas son nom : colonisation ? Les alpinistes doivent être une force de proposition en ce sens, cela fait partie du nécessaire respect qu’ils doivent porter aux montagnes, et aux peuples qui vivent à leur pied.
L’alpinisme, en évoluant, a changé les rapports entre les « locaux » et les visiteurs.

Le voyage est un espace de rencontres. Rencontre au sein de l’équipe, souvent constituée de gens qui n’ont pas toujours l’habitude de passer beaucoup de temps ensemble, mais aussi rencontre avec un pays, avec surtout les gens qui l’habitent. Une expédition peut sembler à première vue une expérience égotique. Elle l’est, évidemment, mais pas seulement. Une expédition suppose de s’attarder dans le pays : on est loin du tourisme effréné, consistant à visiter au pas de charge tout ce qu’il y a « à voir » selon les recommandations des trip advisors… Et l’alpiniste ne peut rien sans les gens du pays : porteurs, guides, cooks, kitchen boys… Rien de tel pour établir un contact à égalité… Rien de tel que le temps qui passe pour se connaître et se reconnaître. Au fil de l’approche, aux étapes, au camp de base, le partage du temps et de l’espace est favorisé par la vie dehors et ses contraintes. Il n’y a que sous la tente qu’on s’enferme, et les joies des tentes-dômes sont vite épuisées. Autour d’un feu, le cul sur une pierre, l’assiette en équilibre sur les genoux, le partage s’établit naturellement au fil des jours. L’amitié naît parfois avec ces gens dont on ne sait pas si on les reverra… Deux mondes se rapprochent, les invitations dans la famille, sur le chemin du retour, ne sont pas rares. Ces moments sont précieux, ce sont des points de contact entre nos cultures. Le temps où les alpinistes occidentaux se voyaient attribuer un Sherpa « personnel », qui faisait office de serviteur, est révolu depuis longtemps, et c’est heureux… L’alpinisme, en évoluant, a changé les rapports entre les « locaux » et les visiteurs. Les équipes incorporant des alpinistes du pays visité sont de plus en plus fréquentes, et l’implication des visiteurs fait partie de leur expérience. Ainsi les alpinistes amoureux du Pakistan ont-ils réagi très vite lorsqu’un séisme a touché le Cachemire en 2005 : la proximité qu’ils avaient avec un directeur d’agence pakistanais a rendu cette opération possible dans des délais très courts. De nombreuses initiatives ont été lancées lors du terrible tremblement de terre au Népal en 2015. Certes, le phénomène n’est pas nouveau : sir Edmund Hillary a montré très tôt la voie, construisant des écoles et des hôpitaux en pays sherpa. Mais l’augmentation des expéditions multiplie les contacts et les initiatives. L’alpinisme nouveau, par son nomadisme, trouve là une valeur ajoutée qui n’est pas négligeable, mais c’est tout un état d’esprit, le regard porté sur les pays lointains et leurs habitants, qui a changé. Pour peu qu’on ait visité quelques montagnes lointaines, on a forcément connu ces amis d’un temps qui ont été touchés par ces événements qui ne cessent de secouer le monde : catastrophes naturelles, famines ou conflits… Pour les alpinistes-voyageurs, ces accidents planétaires sont souvent d’une criante proximité.