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Mitchka, la voix du père

Grande Meije pour jeunes alpinistes 2/2

©Monrozier

Victoire sur Mitchka à la Meije ! Les fils exultent et racontent leur expérience. Mais qu’en pense le père, alpiniste lui aussi ? Fierté légitime de voir ses enfants le dépasser. Écrire pour féliciter, mais aussi expliquer. Comment laisse-t-on ses enfants, si jeunes, tout seuls là haut partir dans une voie aussi dure ? Parce que le jeu en vaut la chandelle ? Histoires de limites qu’on cherche et qu’on accepte… ou pas.

Des noms commes « Les petites chèvres marocaines » en 2007, « les petites marmottes des Bauges » en 2008, « le petit âne du Queyras » en 2009, « la bicyclette du Mont Blanc » en 2010, et enfin « le dernier diplôme du père » , un peu grandiloquent, en 2015 … Ces « diplômes familiaux », pour rigoler mais aussi marquer le coup, jalonner l’itinéraire, je les ai exhumé pour l’occasion. Que d’émotions à vrai dire. Tous ces kilomètres parcourus en trois dimensions. Depuis quelques années déjà, je dis en plaisantant à moitié que « je forme mes futurs guides ». En fait, ça fait bien plus longtemps. Trés longtemps même, je ne sais pas quand ça commence exactement, peut être en emportant avec moi le petit parapluie vert pomme de Hugo pour me protéger dans une expé au Khan Tengri, en 2003. Il repose en paix sur le glacier Inylchek. Peut-être encore avant. Sûrement même…

La joie du père 

Je me suis retrouvé pour la première fois en second dans « Baisers orageux », voie pas facile, à l’aiguille du Belvédère avec Oscar. C’était juste l’été d’avant, en 2018. C’est arrivé si vite donc… Le 1er août 2019, mes deux fils de 15 et 20 ans gravissaient la Meije à la journée, par l’une de ses voies les plus dures, Mitchka. Les voilà qui réalisent, très bien préparés, mais avec une expérience encore mince de l’autonomie complète en haute montagne, une course qui prend normalement au moins deux jours, et pour des (très) bons, et en passant par la case refuge. Ils se font Mitchka en face sud de la Meije d’une traite, sans prévenir ou à peine, en partant de la tente plantée au camping de La Bérarde. En terme de niveau, je n’ai pour ma part tout simplement jamais passé le cap du ED, surtout pas en terrain montagne avec des spits en parcimonie. Ils ont fait en même temps une grosse croix et m’ont mis un gros but, en somme !

Donc, Ils vont « faire un truc en face sud » me disent-ils, profitant des quelques jours où j’ai accepté sur leur demande express de les laisser tranquilles, me retirant dans mes pénates grenobloises. Ils ont réussi in extremis, avec les bons choix, le bon matos, « avec la b. et le couteau » dirait l’affreux phallocrate qui n’a plus voix au chapitre. J’ajoute : avec le couteau le mieux aiguisé possible ; j’ajoute aussi qu’ils ont pris zéro marge et que ce n’est pas prudent du tout. Bon, il faut que « jeunesse se passe » dit-on. Mais le problème c’est qu’ils sont jeunes pour une vingtaine d’années encore. Alors je me dis qu’il faut que le métier rentre. Et là, je sais qu’ils ont marqué des points, qu’ils se sont aussi bien fait calmer, qu’ils se sont mis dans le rouge, vraiment. Ils ont gardé le sang froid, la cohésion, la détermination. Tout est bien qui finit bien. Grand bonheur de les accueillir dans la nuit au pont des bergers de Villard d’Arène. Je voyais la frontale depuis 1 heure (oui, j’étais venu, prévenu quand ils étaient sur l’arête et que le téléphone passait, et je suis venu, toutes affaires cessantes ; je sais me rendre disponible quand il faut), mais j’ai tendance à ne croire que ce que je vois vraiment. C’était bien eux, entiers. Accolade émue bien que virile de rigueur…

le jeu en vaut la chandelle, c’est tout. En face du pôle de la peur, de la douleur ou de la mort il y a celui d’une force et d’une joie inouïes, orgasmiques, extatiques

La frontale vissée à l’arrivée de la Meije par Mitchka. ©Schmitt

Le sentiment du paternel ? De nombreux sentiments s’empilent, se télescopent, se succèdent, bien au-delà de la peur et de la fierté, depuis que je grimpe avec eux. Alors je synthétise. Ce qui est sûr c’est que les questions « pourquoi les avoir attirés dans des plans pareils ? Pourquoi leur avoir communiqué ce dangereux virus, cette drogue dure ? » reviennent souvent depuis que nous sommes passés aux choses sérieuses, en 2014, avec la traversée de Sialouze (à 4 en enfilade sur la corde avec Mathilde en queue de peloton, je suis impardonnable décidément…). C’est réglé aujourd’hui et pour quelques temps j’espère : le jeu en vaut la chandelle, c’est tout.

En face du pôle de la peur, de la douleur ou de la mort il y a celui d’une force et d’une joie inouïes, orgasmiques, extatiques, bien au-delà de ce que nous réserve la vie commune. Rien de supérieurement moral ou je sais pas quoi là dedans, c’est juste la chimie sollicitée et portée plus loin, vers des limites. C’est l’usage du principal outil qui nous est donné, notre corps, combiné avec le matériel disponible, devenu tellement performant, l’expérience, les techniques, dans une alchimie qui fait de leur course une œuvre éphémère.

L’iconique face sud de la Meije. © Chavy

Montagnes, école de vie

Et si on regarde plus haut, l’éducation dans tout ça ? L’apprentissage de l’alpinisme est une formation exceptionnellement riche et complète, je ne vous apprends rien, puisque vous lisez ce genre de récit. La préparation, l’effort, le geste juste, la concentration, les hésitations, les décisions avant, assez longuement mûries, puis pendant, plus rapides jusqu’à la limite de l’automatique, répétées, sous tension ; renoncer et faire demi-tour aussi, bien sûr, mais le moins possible. La montagne, comme tous les arts (majeurs), est une incroyable école de la vie. J’assume le côté bien traditionnel, bien professoral, bien exigeant, bien élitiste du discours, on en manque plutôt aujourd’hui, je trouve. Et là rien de moral non plus, juste l’idée que bien se débrouiller au milieu d’éléments parfois franchement hostiles peut servir dans la vie de tous les jours. Le risque par contre c’est que cette vie de tous les jours paraisse bien terne et que des difficultés de communications avec les copains apparaissent. Le risque ne vient pas toujours de là où on l’attend. Je sais qu’Oscar a ce problème depuis longtemps déjà. Il va gérer comme disent les jeunes.

Et puis, finalement, simplement et surtout, j’ai mes guides sous la main, le témoin est passé, la greffe a pris, ça germe carrément bien ; et c’est plutôt pratique pour le vétéran cabossé que je suis. J’ai confiance, le sourire aux lèvres en faisant ce petit exercice un rien égocentrique : ils iront longtemps, haut et loin, je croise les doigts pour (et vous aussi, merci). Pour les accompagner aussi, autant que possible, et même encore quelque fois les précéder. Ensuite, il a toujours été hors de question que je me cantonne à l’intendance, mais là, il y a moyen de moyenner, ce sera pour une cause qui me va. Enfin, un grand bravo les fistons !

La cordée des frères, victoire paternelle. © Schmitt