L’alpiniste Symon Welfringer aime les expériences nouvelles et revient d’un joli combo vélo-grimpe-parapente, mené depuis sa maison grenobloise en passant par les deux plus difficiles voies de l’aiguille de Sialouze (3 576 m, Écrins). Près de 39 heures d’efforts non-stop, et 45 sans dormir : des bornes à pédales, à pied, l’enchainement des voies Unchi Maka (ABO) et Wakan Tanka (ED+) ainsi qu’un joli vol en biplace pour aider sont les tenants de cette aventure, partagée avec le grimpeur parapentiste Laurent Thevenot. Récit.
Ma voiture avait crevé, la forêt était en train de brûler, un tour de vélo s’imposait !!!
Je me suis toujours demandé combien de temps je pouvais tenir sans dormir en faisant du sport. J’ai déjà fait des journées en montagne à rallonge, mais en dépassant rarement les 24 heures. Et souvent, le bivouac s’impose lors des ascensions longues.
Ce mois de juillet 2022, je suis parti pour un voyage combinant vélo itinérant et grimpe en grande voie, entre les Dolomites italiennes et l’Autriche. Tout au long de ce périple, j’ai pris goût à “écraser la pédale”. J’ai trouvé cet effort très intéressant et le combiner à des voies d’escalade m’a semblé très esthétique.
Je me suis toujours demandé combien de temps je pouvais tenir sans dormir en faisant du sport.
Côté grimpe Symon a choisi l’aiguille de Sialouze dans les Écrins. Côté vélo depuis La Tronche, cela commence par 140 kilomètres jusqu’à Ailefroide. Ici à l’approche du col du Lautaret, avec au fond les Cerces ©Symon Welfringer
L’aiguille de Sialouze
Depuis Grenoble, les itinéraires de cyclotourisme regorgent, et associer un bel itinéraire à vélo avec des voies d’escalade en montagne, tel était mon objectif ! Assez rapidement, mes yeux se sont dirigés vers le massif des Écrins et plus particulièrement l’aiguille de Sialouze, qui propose l’un des plus beaux rochers du massif.
Y enchaîner les deux voies les plus dures (Unchi Maka et Wakan Tanka avec des longueurs jusqu’à 7c/+) après une approche motorisée par la sueur de mon front, le programme semblait alléchant mais dans l’absolu je n’avais aucun repère sur la faisabilité de la chose. J’avais commencé le vélo quelques semaines auparavant et je ne savais vraiment pas comment 300 km de vélo lesté du poids de mon matériel de grimpe pouvait impacter mon organisme. Mon influx serait-il suffisant une fois au pied des longueurs dures avec déjà 15 heures d’efforts dans les pattes ?
Ces questions m’intriguaient et j’avais hâte d’y répondre.
Retrouve moi à 6 h du mat’ au pied de Sialouze
et on enchaîne les deux plus belles voies
L’idée n’était pas du tout préméditée : à peine rentré des Dolomites, ce projet dans la tête, je décide de m’y engager pleinement et fixe ma date de départ une semaine plus tard. Je me suis mis à chercher un vélo adapté à un tarif raisonnable, j’ai commandé quelques sacoches et l’idée a pris forme dans ma tête. Le plus important était de trouver le compagnon de cordée idéal. Un ami fidèle qui me supporterait le long de ces voies et qui aurait l’amabilité de me rejoindre au pied de la face à une heure donnée. Mon vaillant LOLO (Laurent Thevenot) bosse pas mal en ce moment mais réussit à poser une petite journée de congé : « Retrouve moi à 6h du mat au pied de Sialouze et on enchaîne les deux plus belles voies, ça te dit ? Et …. Tu penses que tu peux trouver un biplace un peu léger pour descendre en parapente ?”
L’idée l’enchante. En plus d’être un grimpeur hors pair, Laurent manie l’aile de parapente avec brio et pourrait nous permettre de décoller du pied de Sialouze pour rentrer à Ailefroide, mes genoux lui en seraient très reconnaissants.
La suite ? Le plan se déroule de manière si fluide que cela me perturbe.
Le mardi 2 août à 14 heures, j’enfourche mon vélo lesté des 10 kg de matériel de grimpe, vêtements et nourriture. Les premiers kilomètres dans l’agglomération grenobloise sont perturbants, c’est assez étrange de partir pour un projet aventureux et incertain depuis chez soi. Les coups de pédales s’enchainent et mon esprit se détend, le plaisir de pédaler prend le dessus sur tout le reste, la route du Lautaret est superbe et je me sens en forme.
J’entends quelques coups de klaxon au passage de Laurent : il va dormir à Ailefroide ce soir.
Je me surprends à prendre un incroyable plaisir à marcher de nuit dans cette vallée que je ne connais pas.
Laurent Thevenot.
Laurent
J’arrive vers 22 heures à Ailefroide. Pendant ce temps Symon pédale. Nous avons calé le matos à l’avance. Symon voulant marcher assez vite, on décide de se retrouver à 6 heures au pied de l’aiguille. Départ vers 2h30 du parking pour moi. Je me surprends à prendre un incroyable plaisir à marcher de nuit dans cette vallée que je ne connais pas. Il fait chaud en cette période de canicule. Une petite intrusion dans le refuge du Sélé où les montagnards sont en plein petit déjeuner. Je remplis ma bouteille et je repars de plus belle.
J’arrive vers 5h45 au pied de la voie. Sur le téléphone, pas de réseau. J’attends patiemment. C’est fou comme nous n’avons plus l’habitude de ne pas pouvoir communiquer de manière instantanée. 6h05 : Symon n’est pas là et j’ai le temps de me faire 2/3 films dans ma tête. Peut-être s’est-il endormi ? Que son vélo a crevé ? Et s’il s’est fait mal à la cheville, à partir de quelle heure je descends le chercher ? J’admire le soleil qui se lève sur les faces Est. 6h10 : une silhouette se dessine à l’horizon. Un homme seul, en caleçon, c’est bien lui ! On se retrouve avec joie.
Symon
Après avoir avalé les kilomètres en vélo et monté en trottinant jusqu’au pied de la voie, une fatigue intense se fait ressentir mais, étrangement, le passage à la grimpe me réveille à nouveau, au pied des longueurs dures de Unchi Maka, je me sens frais, je réussis d’ailleurs à les enchaîner à vue, je me sens léger, le plan se déroule comme prévu.
Nous savons qu’il faut avancer assez vite si nous voulons nous laisser une chance de faire la deuxième voie.
Laurent
Dès les premières longueurs, c’est magnifique. Symon a mal aux cuisses ! Il a des petits yeux mais le moral est là. La bonne humeur est de mise. La quatrième longueur nous offre une escalade raide dans une coulée de granite noir, un must. La cinquième permet astucieusement de franchir une zone de toit par une traversée horizontale. Il y a juste ce qu’il faut pour passer. Nous savons qu’il faut avancer assez vite si nous voulons nous laisser une chance de faire la deuxième voie. Après 4 heures de grimpe, nous arrivons au sommet. Nous faisons une bonne pause, admirons la vue et le balai des nuages qui se forment sur les faces au soleil.
Symon
Nous arrivons vers 11 heures au sommet pour la première fois et descendons en rappel sur l’autre versant pour enchainer avec la voie Wakan Tanka : cette ligne est moins connue mais plus sauvage et plus engagée.
Laurent
Nous profitons de la descente pour repérer la voie que nous voulons grimper. Ça s’annonce beaucoup moins aseptisé que la première. Cinq rappels plus tard nous sommes en bas de la face. Les trois premières longueurs sont un peu sableuses. Les chaussons croustillent. Même si la voie est équipée, il faut cheminer entre les points. La grimpe demande plus d’attention. Sans parler des cotations : les 6c sont aussi dures que les 7b de l’autre côté. Certes nous accumulons un peu de fatigue mais clairement, c’est beaucoup plus exigeant.
Nous arrivons au pied de la longueur dure. Symon part en tête. Et là je dois dire qu’il m’a impressionné. Après son périple à vélo et déjà 18 longueurs dans les bras, il prend le temps, trouve les méthodes, avance progressivement et enchaîne. Une leçon d’escalade. J’attaque la longueur en second. Elle est magnifique. Je donne ce que je peux mais je finis par” artifer” sur les 4 dernières dégaines. Bien trop dure pour moi.
Il reste deux longueurs, je prends le relais. Je trouve l’escalade terriblement dure, les points assez loin. On ne va pas se le cacher, nous sommes heureux d’arriver au sommet. Il nous aura fallu 4 heures pour grimper les 14 longueurs d’Unchi Maka et autant pour les 7 longueurs de Wakan Tanka…
Franchement, j’hésite.
Un déco tendu
Symon
Nous arrivons pour la deuxième fois de la journée au sommet de Sialouze vers 16 heures.
Une fois au pied, la partie la plus incertaine nous attendait : décoller en biplace ici n’a rien d’anodin. Cette fois je ne suis pas d’une grande aide, c’est Lolo qui gère et je vois dans ses yeux que rien n’est gagné. J’avoue essayer de positiver sur la situation : “ Ça va le faire aha ! “
Rien qu’à l’idée de refaire cette descente à pied fait frémir mes quadriceps, j’espère vraiment pouvoir souffler un peu en l’air avant de reprendre le vélo.
Laurent
Et au moment où la pression est censée redescendre, c’est là qu’elle monte. En plus de notre matériel d’escalade nous sommes montés avec un parapente biplace. Je cite les copains : « Tu verras au pied c’est un énorme glacier, avec beaucoup de neige, le décollage idéal ». Mais comme nous le savons bien, cet été 2022 n’est pas comme les autres.
Le pied de voie n’est qu’un champ de caillou. Il reste un bout de névé, 20 mètres par 20 mètres mais très raide et complètement gelé. Difficile de tenir debout dessus alors décoller est impensable. Franchement, j’hésite. Symon le sait, je préfère qu’on redescende à pied que prendre le moindre risque. Dans les cailloux le risque est d’abimer la voile lors du gonflage. Le biplace est tout léger, les suspentes toutes petites et fragiles.
Je décide de tenter d’étaler la voile à moitié sur le névé et à moitié dans les cailloux. Avec un peu de chance elle ne glissera pas et ça limitera de 50% les chances de l’abîmer. Je passe un peu plus de 20 minutes à démêler les suspentes et les disposer tant que possible sur les pierres. Il faut dire que c’est raide, on doit être dans une pente à 40°.
Le vent est nul. J’aurais préféré un petit vent de face. Nous nous installons et attendons un créneau favorable. Je me souviens avoir dit à Symon « Si on n’a pas de vent de face, on replie la voile ». Pas trop le droit à l’erreur, nous avons 20 mètres pour décoller sinon des gros blocs nous accueillerons. Nous patientons quand une micro-rafale de vent de face arrive. La voile se lève, accroche un peu, ça me semble bon. Une bonne course dans le pierrier et nous sommes en l’air.
Fou, magique ce parapente ! Un vol de dingue, à l’image de cette journée. Nous volons une quinzaine de minutes avant de poser en douceur à côté du camping d’Ailefroide.
Un retour où la pédale est rude
Symon
Quatre suspentes se sont arrachées au décollage. “On a un peu joué”, m’avoue Lolo. Je ne me rends pas encore bien compte de l’engagement de cette activité mais ça avait l’air un peu tendu. J’ai l’impression de vivre 4 journées en une. La combinaison de toutes ces activités, toutes ces sensations, ces joies m’émeuvent : nous venons de grimper 800 m d’escalade avec des longueurs jusqu’à 7c/+ sur du caillou exceptionnel et de redescendre par les airs, nous sommes aux anges.
Je ne perds pas le Nord et je sais que ma journée est encore loin d’être finie. Je prends le temps de manger et boire un coup avant de reprendre ma bicyclette pour profiter des dernières lueurs du jour et commencer mon voyage retour vers Grenoble. Au passage de Briançon, je suis dans le dur, mes jambes me lâchent, mon moral commence à flancher, cela fait 32 heures que je suis en activité et je commence vraiment à accuser le coup, à douter. Pédaler semble si simple mais dans mon état je me sens incapable de faire quoi que ce soit, je continue tout de même et la route se raidit pour monter au Lautaret. Je vois ce col comme une fin en soit, “derrière ça descend” me répète mon subconscient.
Certaines étoiles me questionnent sur l’intérêt de tout ça
Dans les lacets, une voiture s’arrête à mes côtés : c’est Fanny Schmutz, une amie guide qui s’est doutée qu’il s’agissait de moi. Revoir une figure connue et discuter un peu me donne du baume au cœur et me donne un boost d’énergie pour finir la montée à bloc. Il est minuit, le plus gros est fait mais mon corps entre dans un état qui m’est inconnu : je suis encore bien vigilant, des petits flashs troublent ma vision, je garde le cap dans cette descente, bien conscient des dangers. Je suis presque seul sur la route, je me sens seul au monde, c’est agréable.
Le moment le plus dur vient vers Rioupéroux où je pense avoir utilisé toutes mes batteries. Je m’allonge à quelques mètres de la route, le ciel est lumineux, les étoiles me parlent. Certaines me questionnent sur l’intérêt de tout ça, d’autres me poussent à me relever et boucler ce parcours. À 2 h, j’avais dit à Manon que je serais là mais la route est encore longue. Elle m’appelle mais en parlant je ne sais pas vraiment si je rêve, ou si je lui parle vraiment.
Avec peine, je rallie Grenoble, la lumière des étoiles est remplacée par celles des lampadaires de la ville. La fin est proche. Je pousse une dernière fois sur ma pédale à 4 h du matin, près de 39 heures après mon départ de mon appartement à La tronche.
45 heures sans dormir, je souris.
Le détail du combo triple ©Symon Welfringer
Récap horaire :
Départ de Grenoble mardi à 14 h – Arrivée à Ailefroide à 1h30 – Pause 2 h
Départ pour le pied de la face à 3h30 – Arrivée au pied de Sialouze à 6 h
Début de la grimpe à 7 h – Unchi Maka en 4 h – Wakan Tanka en 4 h – Fin de la grimpe à 16 h – Retour au pied à 17 h
Préparation décollage et décollage en parapente à 18 h – Arrivée à Ailefroide à 18h30
Départ à vélo d’Ailefroide à 19h30 – Arrivée à Grenoble à 4h30.