
Sans doute Lynn Hill doit sourire en voyant celui des deux jeunes femmes au sommet du Half Dome, dernière des trois grandes parois du Yosemite que Kate Kelleghan et Laura Pineau ont gravi en moins de …vingt-quatre heures. Lynn qui a été la première femme à libérer le Nose à El Capitan, voit maintenant deux femmes de 25 et 32 ans réaliser ce qui représente sans doute le défi en escalade le plus ardu du Yosemite : la Triple Crown, la couronnes des trois big-walls majeurs que constituent le Nose, le Half Dome et le mont Watkins. Un défi insensé : trois parois, plus de deux mille mètres d’escalade difficile, voire très difficile, et trois parois qu’il faut relier à pied, soit 29 kilomètres !

El Capitan et la ligne évidente du Nose. ©Jocelyn Chavy
Non seulement la Triple Crown n’avait jamais été tentée par une cordée féminine, mais jusqu’à très récemment, rares sont les cordées masculines à l’avoir réalisé. Dans cette vallée du Yosemite le speed climbing – comme le NIAD ou Nose-In-A-Day – ne date pas d’hier (le NIAD date de 1975 avec la cordée de Jim Bridwell), mais il faut attendre 2001 pour que deux grimpeurs aient l’idée folle d’enchaîner les trois plus grands big-walls de la vallée : il s’agit de Dean Potter et Timmy O’Neill, vétérans d’El Cap (et pour Dean, soloiste notoire de la vallée).
C’était en 2001, et depuis, la Triple Crown est un joyau qui aimante le Who’s Who de l’escalade américaine. Alex Honnold et Tommy Caldwell font partie de la liste, en se payant le luxe inouï de gravir toutes les longueurs en libre. Ensuite, Honnold va devenir en 2012 le seul et l’unique grimpeur à boucler ce défi en solo. Dans une vidéo, on le voit dormir en marchant avant d’aller réussir, on ne sait comment, à gravir le Half Dome en solo.
2100 mètres d’escalade difficile. 71 longueurs. Et 29 kilomètres à pied
Depuis 2023, l’effervescence autour de ce style et de ce pinacle du speed climbing s’est traduit par un nouveau record : celui de Tanner Wanish et Michael Vaill en 17 heurs 55. Avant d’y retourner une semaine plus tard pour ajouter une quatrième paroi, Washington Column, inventant un nouveau défi nommé le Yosemite Quad.
Comme l’explique Laura Pineau, la réussite de ce défi au féminin est le résultat de plusieurs années d’investissement, d’entraînement, d’analyse, et surtout, de répétitions pour abaisser le temps de chaque voie. Pour avoir une chance de boucler le défi en moins de 24 heures, ou simplement avant de tomber mort de fatigue, elles ont ainsi évalué qu’il leur fallait gravir le Watkins en moins de cinq heures, le Nose en moins de sept heures, et le Half Dome en moins de six heures. Et être capable de marcher très vite les heures restantes.
Autant dire que peu de cordées, de ce côté-ci de l’Atlantique, seraient prêtes à un tel ultra marathon d’escalade. Soixante et onze longueurs, mais beaucoup, beaucoup moins de relais : grimper à cette vitesse implique de grimper en simultané, par blocs de quatre, cinq, ou six longueurs, en mousquetonnant le moins d’équipement possible.
Pas question de mettre dix coinceurs dans une fissure de 30 mètres en 5.11 – niveau standard de nombreuses longueurs, soit autour de 6c. Même protégée de la chute de sa seconde de cordée par un bloqueur au relais (type Micro Traxion), la grimpeuse en tête de cordée doit espacer au maximum ses protections, prenant le risque de chutes pouvant dépasser les quinze ou vingt mètres !
C’est un défi en termes d’engagement, avec forcément de longues sections d’escalade exposée, sur un rocher parfois peu adhérent ou carrément glissant – celui du Watkins notamment.
Un niveau jamais vu au féminin
Cette réussite féminine de la Triple Crown est exceptionnelle à plus d’un titre : de part son niveau d’endurance et niveau technique très élevés, mais aussi par ce qu’elle a exigée d’effort mental, et de prise de risque à un niveau jusqu’ici jamais vu pour une cordée féminine – même si des femmes, de Catherine Destivelle à l’américaine Steph Davis, ont réalisés des voies extrêmes en solo, y compris en solo intégral.
Mais le secret de Laura et Kate a été celui d’une préparation méticuleuse, sans doute plus que les cordées masculines : ne mettre que deux coinceurs là où il en faudrait douze, c’est d’abord le planifier longueur par longueur, et allant sur le terrain. De là à dire que les deux grimpeuses ont particulièrement utilisé un organe négligé par les grimpeurs – le cerveau – il y a un pas que nous franchissons allègrement. « It goes, boys » avait lancé Lynn Hill après son exploit du Nose. Trente-deux ans plus tard, deux jeunes femmes montrent que l’héritage de Lynn s’épanouit, et que cet exploit au féminin fait d’elles les égales des meilleurs hommes.