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Un tour de passe-passe-montagne

À l'approche de Blaitière. ©UlysseLefebvre

Postés au pied de la difficulté annoncée, les deux alpinistes n’en croient pas leurs yeux. La note technique est pourtant formelle : « A une centaine de mètres au-dessus de la rimaye, traverser à gauche puis remonter la fissure surplombante de trente mètres (sixième degré supérieur, très pénible). »

Le problème c’est que la fissure en question parait absolument insurmontable. Trop large pour y planter des pitons, trop étroite pour qu’un homme puisse s’y glisser. Mais s’il existe une note technique c’est bien que des hommes sont déjà passés par-là !
Nous sommes en 1955 dans la face ouest de l’Aiguille de Blaitière, au large de Chamonix. Les deux alpinistes en question sont Robert Paragot et Lucien Bérardini. Depuis leur fantastique épopée l’année précédente dans la face sud de l’Aconcagua, les deux hommes sont inséparables et leur cordée est déjà mythique. La note technique qui les tracasse tant a été écrite par Joe Brown, excellent grimpeur britannique qui a réalisé cette belle première l’année précédente avec Don Whillans, son compère de Manchester. Mais comment diable, sont-ils passés ? Pour des alpinistes de la trempe de Paragot et Bérardini, difficile d’admettre que des grimpeurs anglais puissent leur être supérieurs : « S’ils sont passés, nous passerons aussi ! » s’encourage Paragot en s’engageant dans la fissure.

Au pied de la fissure Brown et son « off-width » final, au pilier rouge de Blaîtière. © Hélias Millerioux.

Quinze mètres plus haut, l’as parisien regrette amèrement son péché d’orgueil. Le voilà coincé dans la fissure sans possibilité de s’assurer et les forces commencent à manquer. La panique est totale et la fin est proche. Dans un geste désespéré, il sort un piton qu’il parvient à caler horizontalement, puis prend appui dessus sans trop y croire. Plus bas, Bérardini retient son souffle en observant la scène. Si son copain tombe, il l’entrainera dans chute. L’espace d’instant, il envisage même d’utiliser des anneaux de corde pour faire en sorte que la corde casse en cas de chute. Pourtant le bout de métal résiste et Paragot parvient à se hisser jusqu’à un caillou coincé un mètre plus haut et auquel il peut enfin s’assurer. Cette pierre qui vient de lui sauver la vie, c’est Joe Brown qui l’a coincée. Il l’apprendra plus tard lors d’une rencontre impromptue sur le glacier du Baltoro au Pakistan,  à des milliers de kilomètres de Chamonix.

Aux prises (fuyantes) avec « la fissure surplombante de trente mètres ». © Hélias Millerioux.

Paragot parvient à se hisser jusqu’à un caillou coincé un mètre plus haut et auquel il peut enfin s’assurer. Cette pierre qui vient de lui sauver la vie, c’est Joe Brown qui l’a coincée.

C’est en effet en 1956 au camp de base de la Tour de Mustagh qu’ils viennent de gravir à cinq jours d’intervalle et dans deux expéditions distinctes, que les deux hommes auront enfin l’occasion de discuter de ce fameux passage désormais connu sous le nom de « fissure Brown » et qui reste aujourd’hui encore l’une des longueurs les plus éprouvantes du massif du Mont-Blanc (un bon 6c). Les meilleurs grimpeurs anglais de l’époque étaient non seulement au niveau des français en rocher mais ils étaient visiblement plus rusés : pour gravir la fissure, Brown avait utilisé des pierres que lui montait Don Whillans à l’aide d’une cordelette et de son passe-montagne. Il lui suffisait ensuite de coincer dans la fissure les cailloux à la taille judicieusement choisie pour assurer sa progression. Lorsque ce fut au tour de Whillans de grimper, il enleva toutes les pierres, sauf une : la dernière. Rock save the Queen !… et Robert Paragot !