fbpx

Québec forever

Le virus de la glace

Ce matin j’imagine mes amis Québécois. Je viens à peine de les quitter. Sur le chemin du retour, tandis que je coupais les fuseaux horaires dans ma nuit la plus courte de ce début 2020, je croisais involontairement le chemin du Covid-19 dans son voyage à travers le monde. Il se cachait quelque part à bord d’un avion de ligne dans le sens inverse. Peut-être en classe affaire ? Peut-être tout simplement sur les doigts d’une belle hôtesse de l’air. Hôtesse involontaire du virus planétaire, accueillante, charmante à souhait. Son sourire débordant de dents trop blanches dans une bouche dont les mots amicaux ne désiraient qu’une seule chose, le plaisir de communiquer.

– Hi, do you want some thing ? Coffee, tea ? Covid ?

Confiné dans son siège trop petit pour sa corpulence, le passager ignorant, heureux de rentrer chez lui dans la belle province, ouvre la bouche en grand pour répondre et sortir un peu de la torpeur qui l’animait jusqu’à présent.

– Hi ! Yes please, one coffee ! S’il avait su quand répondant cela, il venait de dire aussi, je veux bien un café et un Coronavirus. Mais comment aurait il pu savoir ? Il rentrait chez lui. Il allait retrouver sa femme et sa fille dans l’aéroport.

Québec sauvage. © Gerald Duperray

Dès le lendemain il allait retourner au travail et saluer ses collègues de bureau. Boire une bière le soir même dans son pub préféré, le MacIbbin’s Irish. Il y a là bas les plus belles filles de Montréal et les meilleurs hamburgers du Québec. Et les concerts Irlandais font le plein à chaque fois. Il était encore heureux à cet instant précis. Encore deux heures de vol et sa terre natale allait le retrouver. Il s’imaginait hurler à ses amis, à votre santé au prochain apéro organisé pour son retour dès ce week-end. Finalement, il est taquin ce Québécois. De l’humour plein la bouche.

Il y a six mois maintenant, mes gants de dry tooling donnaient quelques signes de faiblesse. Ils étaient troués jusqu’à l’os. On voyait à travers comme en plein jour et je me décidais enfin à les remplacer. La saison débutait et je devais faire vite. Ce mot vite était devenu la marque de fabrique du monde actuel. Tout doit aller vite aujourd’hui. Impossible d’attendre évidemment. Je suis comme les autres, un consommateur. Un putain d’imbécile de la consommation. La saison de dry ne pouvait attendre alors je faisais comme tout le monde. Je commandais sur internet une paire de gants. De Chine. Pourquoi faire simple et acheter une paire à côté de la maison ? Trop cher ? A dix euros près ? Dix jours plus tard je recevais mes gants. Tous beaux, tous neufs, orange à vomir.

je faisais comme tout le monde. Je commandais sur internet une paire de gants. De Chine.

À Wuhan, une expérience culinaire débutait dont la recette allait faire le tour du monde sans passer par Ali Express. Puis j’ai acheté deux billets d’avion. J’avais le sentiment que cette saison de glace allait être bizarre. Un je ne sais quoi d’expériences passées mélangé avec une envie irrépressible de retrouver ma deuxième maison le Québec, me chatouillait la carte bancaire. Les oignons n’avaient pas assez de couches, les vers de terre ne s’étaient pas enterrés profondément, dans les alpages les moutons ne voulaient pas redescendre et les ours quant à eux, jouaient à chifoumi avec les marmottes pour savoir laquelle des deux espèces allaient s’endormir en premier. Ce jour là, ma carte bleue a rougi un peu. Juste assez pour me plonger directement dans le topo des cascades de glace. Topo aussi épais que la saga des Harry Potter réunie dans un seul volume.

Au pied de la cascade. Avant la débâcle, dans tous les sens du terme. ©Gérald Duperray.

Ce sera mon dixième séjour hivernal dans la nouvelle France. Je pense avoir autant de cousins là bas qu’il y a de feuilles sur un érable au printemps. Enfin presque. Ou tout du moins quelques bons amis issus de la génération Godefroy Perroux. La génération des premiers piolets tractions à dragonnes incorporées. Deux billets d’avion pour retrouver des amis, de la glace à profusion, des rivières gelées, de la neige comme s’il en pleuvait, la poutine dégoulinante de sauce, accompagnée d’une bière Maudite et tout cela en compagnie de mon second de cordée préféré, ma femme indestructible. Que demander de mieux ?  

Dans ce monde où tout va vite, j’ai cliqué sur OK. J’ai appuyé sur une ultime touche sans savoir que ce serait peut-être mon dernier vol avant longtemps ? Mais à ce moment précis, deux billets d’avion pour l’aéroport de Montréal étaient imprimés et Air Canada avait réussi à remplir deux sièges de plus pour le paradis des glaciairistes. Nous étions tellement heureux que nous avons immédiatement fêté cela en allant faire deux cent tractions en sept minutes afin de commencer l’entrainement. Ce qui s’est immédiatement converti par trois tractions à l’agonie et une bonne bière Belge par personne. On a plus l’âge de nos artères et encore moins celui de nos tendons. Ce jour là, je n’ai même pas sorti mes nouveaux gants orange pour me suspendre aux piolets. Étaient ils vraiment nécessaires finalement ?

Nous allons devoir faire vite. Vite ? Encore une fois ce mot revient à la charge. Pourquoi ne pas avoir choisi une cascade ou la lenteur serait de mise ?

Mercredi 26 février 2020.

Voilà déjà vingt minutes que nous sommes secoués comme des valises dans un terminal d’aéroport. Comme des pruniers aussi. Nos corps dociles épousent les formes de la rivière gelée. Nous nous accrochons autant à la vie qu’à la motoneige qui nous conduit à la cascade Parapluie. Sous les patins, le fjord du Saguenay gelé jusqu’à la moelle étant sa glace à perte de vue. Jusqu’au Saint Laurent, cent kilomètres plus au sud puis jusqu’à l’océan Atlantique. Devant nos yeux ballotés et ébahis, l’étendu immense de la rivière Saguenay, large comme une mer intérieure, nous ouvre une autoroute de gel et de neige. Il est 7h30 du matin et nous devons arriver tôt au pied de ma 430ème cascade de glace. La marée issue de l’immense fleuve Saint Laurent remonte jusqu’au village Sainte Rose du Nord et son amplitude est de cinq mètres dès treize heure. Si nous tardons trop, la glace bordant les berges sera soumise à la montée des eaux et nous ne pourrons jamais revenir sur la glace solide qui nous sert de port d’attache. C’est une course contre la montre que nous engageons mais c’est comme ça que nous forgeons les souvenirs. Ces moments là sont intenses. Ils restent gravés à jamais pour notre éternité terrestre.

Nous allons devoir faire vite. Vite ? Encore une fois ce mot revient à la charge. Pourquoi ne pas avoir choisi une cascade ou la lenteur serait de mise ? Peut-être qu’à force de parcourir le monde des glaces, les lignes disponibles au remplissage de mon carnet de courses s’épuisent ? Pour l’aventure encore une fois ? Par vanité aussi. Faire quelque chose d’inutile qui a le goût du travail bien fait. Se façonner des souvenirs comme on construit sa propre existence. Dans la glace au lieu du marbre. Éphémère jouissance de savoir que nous gravons notre vie sur une matière en voie de disparition. Car c’est ça l’escalade sur glace. Juste un souvenir, un rêve qui ne se vit que dans l’instant. Mais qui vit en nous pour toujours.

©Coll. Duperray

Ce matin il fait un soleil de carte postale. La température est descendue à -17° et nos yeux piquent de l’air que nous fendons. La cascade est là. Droite et fière dans sa gorge accueillante. La motoneige s’arrête enfin. Maud notre pilote regarde elle aussi notre objectif. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est la première fois qu’elle pousse sa machine aussi loin sur le fjord. Son métier c’est guide de pêche et gérante à l’auberge de jeunesse de Sainte Rose du Nord. Bien trop loin de son port d’attache.

Nous échangeons encore un peu sur l’heure du retour en bas de la cascade. Nous avons en tête la montée des eaux et je connais ma capacité à grimper vite dans un ligne facile. Parapluie n’est qu’un 4+ et un retour sur la terre ferme à 12h30 est largement dans nos cordes.

La motoneige s’éloigne dans un nuage de fumée aussi noir que la neige est blanche. Le bruit du moteur se perd sur l’horizon. Un silence s’installe. Nous nous préparons sur la glace du Saguenay. Je m’approche du bord de la berge et le mur qui me fait face a bien les fameux cinq mètres annoncés. Je fais un pas de plus et tout d’un coup mon pied se dérobe sous mon poids. La glace est vivante. L’eau sombre apparaît comme une évidence. L’aventure commence ici alors que je n’ai pas encore commencé à grimper. Je lève un regard joyeux à ma femme au bord de la syncope.

– Hé, c’est cool !! Je crois que tu vas aimer cette journée ! Dans la seconde qui suit, je plante mes deux piolets dans le mur de glace qui me fait face. Le tour est joué. Il nous reste bien assez de temps pour grimper. A 12h30, c’est une tyrolienne que nous devrons installer pour rejoindre Maud et sa motoneige. Mais là, c’est une autre histoire.

être dehors car dehors, c’est la vie qui coule comme la rivière sous la glace, comme l’oiseau qui désormais nous regarde enfermés.

À travers le hublot du Vol AC 883, nous regardons le sol enneigé s’éloigner bien trop rapidement.Nous quittons le Québec. Nous aimerions rester encore un peu. Nous prendre le bonnet dans les branches de boulots tandis qu’une neige délicate se glisse malicieusement par l’espace du cou laissé libre, marcher dans la neige profonde et froide, lever les yeux tout là haut au sommet d’une immense cascade de glace et découvrir chemin faisant, du regard, les lignes de faiblesse de la belle convoitée. Nous aimerions encore serrer dans nos bras devenus immenses, nos amis retrouvés, la serveuse du Tim Hortons qui remplissait de crème épaisse notre café matinal, le serveur immense et barbu de la brasserie La Voie Maltée de Chicoutimi sans qui nous n’aurions jamais goûté au Brisket Burger et sa poutine des familles, Dany Julien et son Festiglace enfin de retour, les Pack, Manu, Sam et Momo du team France, pour toute l’énergie dont ils sont capable le temps d’une compétition. Et tous les autres.

Tous ces gens désormais confinés. Tous ces amis qui n’ont comme seul désir que d’être dehors chaque instant de leur vie. D’être dehors car dehors, c’est la vie qui coule comme la rivière sous la glace, comme l’oiseau qui désormais nous regarde enfermés. Prisonniers du temps qui passe. Car c’est ainsi. Nous les pressés, les avides d’espace, nous voilà désormais confinés. Nous regardons notre carte bancaire et nos comptes en banque sans savoir quoi acheter. Nos piolets rangés. Nos cordes pendues. Nos broches légères posées au fond d’une boite. Nos projets de l’été. Ceux de l’automne. Mais déjà l’hiver est là. Nous sentons poindre les premiers frimas. Il y a des signes qui ne trompent pas. Les moutons commencent à trépigner dans l’alpage. Les hirondelles ont quitté les falaises ensoleillées il y a peu de temps, saluant l’espèce humaine d’un regard moqueur. Les feuilles ont commencé à recouvrir le sol et les hauts sommets se couvrent enfin des premières neige. Je vous le dis, l’hiver prochain sera rude. Les anciens ont tous quelque chose de Tennessee. Ils savent surtout que lorsque le vent du nord arrive, il faut surtout se couvrir la tête et monter le chauffage dans les maisons.

Restez chez vous, restez vivant.