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Piolets d’Or 2018 | Nilkantha

Encordées pour le meilleur

Anne Gilbert Chase au Nilkantha, Mention spéciale aux Piolets d'Or 2018 ©Jason Thompson.

Pour la première fois, les Piolets d’Or se sont déroulés en Pologne, au festival de Ladek. Et pour une fois, une cordée féminine y était récompensée pour une superbe première en style alpin sur un sommet himalayen, le Nilkantha, 6596 m. Rencontre avec Anne Gilbert Chase et Chantel Astorga.

 
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rganisés par le Groupe de Haute Montagne conjointement avec le festival de Ladek, les Piolets d’Or veulent représenter la quintessence de l’alpinisme actuel, version élite. Pas moins de 58 ascensions remarquables ont été recensées – ce qui représente un travail de recherche significatif – parmi lesquelles un jury a choisi de récompenser trois principales ascensions, auxquelles il faut ajouter deux mentions spéciales, et un Piolet d’Or Carrière, attribué cette année au slovène Andrej Stremfelj. Le samedi 22 septembre les trois Piolets d’Or ont été tous trois attribués à des ascensions techniques, engagées et en style alpin au delà de 7500 m. Une « mention spéciale » a été attribuée à une ascension sur une sommet d’altitude moindre, 6596 m, le Nilkantha, en Inde, en signalant la présence de deux femmes parmi la cordée de trois qui signe cette première : Anne Gilbert Chase et Chantel Astorga, vraisemblablement impressionnées et ravies de figurer au milieu du gratin de l’Himalayisme mondial à Ladek, où Alpinemag était également présent.

L’élégant sommet du Nilkanth, 6596m, et sa face sud-ouest. À gauche, tracé de la montée (en rouge) et descente (en vert). Au centre, la face sud-ouest vue du bas ©Astorga/Chase/Thompson. Sur la photo de droite (© Tad McCrea) la voie Obscure Perception sort sur l’arête de droite.

Chantel Astorga a travaillé pour le fameux YOSAR, le Yosemite Search And Rescue, les sauveteurs en paroi locaux, qui vivent au fond de Camp 4 et qui viennent à la rescousse des grimpeurs maladroits ou blessés sur El Cap : un boulot impressionnant qu’elle a délaissé pour devenir une analyste du manteau neigeux, prévisionniste des avalanches. Chantel s’est forgée une solide expérience en bigwall mais aussi en speed climbing en utilisant les techniques d’escalade en simultané. En 2015 elle a réussi la première entièrement féminine du Denali Diamond avec Jewell Lund, une voie très longue sur le Denali (5.9 A3 ou M6/A1 et 5+ en glace) et très difficile puisque grade 6 au standard local, et de 2300 m. de haut. Elle a rencontré Anne Gilbert Chase en 2010 sur le Denali où toutes deux guidaient des clients par la voie normale. Anne Gilbert Chase est entre autres une spécialiste de la cascade de glace, écumant les spots nord-américains du New-Hampshire au Montana où elle réside.

Le Nilkantha, deuxième épisode

En 2017 Chantel, Anne et Jason Thompson ont réussi la première de la face sud-ouest du Nilkantha (Inde, 6596 m), une ascension remarquable – Jason et Anne avaient déjà tenté le sommet deux ans plus tôt. Ouverte du 29 septembre au 2 octobre 2017 leur voie s’appelle Obscure Perception (WI5 M6 A0, 1400 m). Huit mois plus tard, elles ont reformé leur cordée, moins Jason, pour réussir la première ascension féminine (et seulement la neuvième au total) de la Directe Slovaque (5.9X M6 WI6+, 3000 m.) sur le Denali, en Alaska. On devrait donc entendre parler longtemps de la cordée Astorga-Chase. Interview sur les marches du Festival de Ladek où la cordée se trouve justement récompensée.
Chantel Astorga et Anne Gilbert Chase, à Ladek, le 22 septembre. ©Jocelyn Chavy

Comment avez vous eu l’idée de grimper le Nilkantha ?

Anne Gilbert Chase : En 2014 je voulais aller en expédition en Himalaya mais je n’avais aucune idée de comment, ni surtout à quel endroit. J’ai donc commencé à éplucher l’American Alpine Journal et je suis tombée sur une photo du Nilkantha, une très belle montagne en Inde, je me suis aperçue que Marko Prezelj était allé dans le secteur. Je l’ai donc contacté, et il m’a confirmé la beauté de la face sud-ouest encore vierge. Le Nilkanth répondait à plusieurs critères : c’est une belle montagne, où il reste des lignes à ouvrir, mais dont l’accès est simple aux standards himalayens. Trois jours de voiture, et trois jours de marche d’approche en allant lentement pour l’acclimatation. En 2015 on a fait nos sacs, mon mari Jason Thompson et mon amie Caro North, avec cet objectif-là. Sur place, nous sommes partis sur l’arête ouest pour s’acclimater, mais une tempête nous a balayés. Autrement dit nous n’avons même pas pu toucher la face ! Mais cette montagne est devenue un rêve, c’est pourquoi je voulais y retourner. On a commencé à grimper ensemble avec Chantel en Alaska, et ensuite on lui a proposé, Jason et moi, de se joindre à nous pour une nouvelle tentative en 2017.
Cette montagne est devenue un rêve après notre premier échec.

Chantel Astorga, Ladek Festival, le 22 septembre 2018. ©Jocelyn Chavy

Point commun avec le Nuptse du Gang des Moustaches, vous avez dû en passer par un échec avant de réussir…

Anne Gilbert Chase : en matière d’alpinisme en Himalaya et en style alpin, il y a tellement de facteurs qui influent sur la réussite au-delà de votre propre habileté. Il faut de la chance, surtout pour des projets impliquants de l’escalade mixte.

Comment vous êtes vous entendus tous les trois, en sachant que Jason est le mari de Anne ?

Anne Gilbert Chase : Et bien nous sommes toujours ensemble, et toujours amis avec Chantel (rires) ! Je crois qu’il est important de bien s’entendre dans la vie mais pas seulement, il faut avoir l’habitude de se supporter en montagne, dans tous les sens du terme, en tant que couple, et aussi l’habitude de partager notre cordée avec un(e) troisième membre. Et avec Chantel on a des projets en montagne à deux.
Le boulot de guide au Denali, c’est assez ennuyeux.

Quelle était votre stratégie ?

Chantel : On travaille et on grimpe en équipe, on se partage le boulot. Jason a fait sa part, et c’est très bien. On a grimpé par blocs de deux ou trois longueurs en tête. On avait essayer des blocs plus longs, genre 5 ou 6 longueurs, mais pour nous ça marche mieux avec des blocs plus courts. Mentalement c’est plus confortable.

Quel a été le meilleur moment de l’expé ?

Anne : j’en ai eu deux. Le premier a été celui où l’on a trouvé le moyen de franchir le bastion central, qu’on appelait « le château », un vrai soulagement car en fait nous ne savions pas s’il serait possible de se frayer un passage à travers cette section compacte. Ça a été une vraie satisfaction, et même plus. Et puis bien sûr parvenir au sommet, un succès obtenu après deux ans d’investissement dans ce projet. Chantel : idem pour moi, avec la chance de réussir pour ma première expédition en Himalaya, c’est vraiment chouette. Premier trip, premier succès, j’ai de quoi être contente.

Une cordée de trois est-ce la meilleure solution ?

Chantel Astorga : pour le poids c’est sans doute la meilleure solution en altitude, avec plus ou moins le même volume à porter que pour une cordée de deux. Du point de vue de la sécurité également, être trois est sans doute un plus, surtout pour des sommets et des faces aussi imposants. Par contre, côté confort dans la tente, ce n’est pas sûr (rires) !

Comment étaient les conditions ?

Chantel Astorga : elles étaient bonnes, mais on a eu de la chance. Quand on est arrivés, ce n’était pas prometteur, la glace n’était pas formée, il faisait trop chaud, il pleuvait assez haut… Mais il y a eu un coup de mauvais temps avec une limite neige en bas de la face, ce qui veut dire que ça plâtrait au-dessus. Ça a formé juste assez pour que ça passe !

Racontez nous l’ascension.

Chantel Astorga : On a établi un camp de base avancé à 5180m, après une section de mille mètres d’approche sur des dalles couvertes de gravier. On a commencé par quelques longueurs en placage, de la neige raide et une longueur en glace en 5. Le premier bivouac a été fixé à 5670 m. Le deuxième jour a été un festival de mixte très raide, et de glace aussi raide. Impossible de trouver un emplacement pour la tente donc bivouac assis à 5940m. Le troisième jour était le crux, pour franchir une section impressionnante que l’on a baptisé le Château. On a dégoté une très fine goulotte sur la droite, qui nous a permis d’éviter cette zone qu’il aurait fallu franchir en technique bigwall, ce qu’on ne pouvait se permettre. Bivouac à 6248 m. On a espéré atteindre le sommet le quatrième jour mais l’arête effilée nous a déposés sur une antécime vers 6523 m. Le lendemain deux heures ont suffi pour qu’on atteigne le sommet, avant de descendre par l’arête ouest défrichée par Anne et Jason deux ans plus tôt.

Parlez-nous de votre rencontre en Alaska .

Anne Gilbert Chase : on travaillait chacune comme guide sur le Denali. J’ai guidé trois saisons sur cette montagne, et Chantel quatre. Mais aucune de nous deux n’a envie de faire ce job à nouveau. Aux USA le métier de guide est bien différent des Alpes. Il y a beaucoup de marche, de montagnes faciles, rien de technique… c’est finalement assez ennuyeux comme boulot. Chantel Astorga : Et surtout, cela tombe pile pendant la saison où justement tu pourrais grimper ! Je préfère donc maintenant avoir un job le restant de l’année et me garder cette période (fin du printemps) ou d’autres périodes pour grimper pour moi. Et mettre mon énergie à grimper.
Anne Gilbert Chase, Ladek, septembre 2018. © Jocelyn Chavy

En France il y a des clubs d’alpinistes 100% féminins. Qu’en pensez-vous ?

Chantel : je ne suis pas sûr que ce soit obligatoire, j’ai moi-même grimpé plein de voies avec des filles uniquement. Mais peut-être que les US sont en avance là-dessus. Anne : c’est une question individuelle. À laquelle chacune doit choisir de répondre, si elle souhaite grimper ou non entre femmes, et se sentir ou non plus à l’aise. La question du rapport au risque entre les hommes et les femmes ne date pas d’hier. Les femmes ont tendance à être plus petites que les hommes, et franchement en style alpin les sacs ont tendance à être lourds et donc l’escalade plus physique. Maintenant la plupart des alpinistes, hommes ou femmes, deviennent « matures » à la fin de leur vingtaine. Mais c’est le moment où pas mal de femmes commencent à penser à bâtir une famille, ce qui change leur dynamique personnelle. Chantel : peut-être que les grimpeuses (une majorité) qui ne font pas d’alpinisme dans ce style sont tout simplement plus intelligentes : elles n’ont pas envie de souffrir ! (rires). Pourquoi irais-je m’embringuer dans cette « suffer fest » qu’est l’alpinisme technique quand je peux grimper des fissures sous le chaud soleil de l’Utah ?

Ladek Mountain Festival

Ce festival a lieu tous les ans en Pologne, depuis 23 ans. Cet évènement est pourtant l’un des plus anciens en Europe. Il se nourrit d’une culture montagne très forte en Pologne. Les Kurtyka, Kukuczka, Wielicki et Bielecki ont contribué à forger la réputation des alpinistes polonais depuis les années 70 jusqu’à nos jours. Grosse nouveauté, l’arrivée des Piolets d’Or à Ladek, avec une soirée spéciale aux petits oignons. Lors de cette XXIIIe édition, toutes les figures nationales étaient présentes à Ladek, mais aussi d’autres stars internationales telles que Tommy Caldwell, Chris Bonington ou encore Sean Villanueva ou Elisabeth Revol. Avec plus de 80 intervenants de tous les domaines de la montage et la projection d’un vingtaine de films pendant quatre jours, c’est désormais le festival européen qui compte.