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Odyssée russe au Jannu

Dix-neuf jours sur un géant himalayen

Rares sont les histoires d’alpinisme passées à la postérité quand le sommet vint à manquer, a fortiori quand aucun drame croustillant ne vient l’entacher. L’Odyssée russe de ce printemps au Jannu (7 710m, Népal), menée par les héros Nilov et Golovchenko, fait partie de ces récits épiques. Ici, leur force et leur volonté déployées dans la montagne pendant 19 jours, n’ont d’égal que leur discrétion et leur simplicité. Récit haletant de cette épopée d’un versant à l’autre d’un géant himalayen. 

 

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ardi dernier, le 2 avril en milieu d’après-midi, nous étions nombreux en Pologne, en Russie, en France et en Italie, à boire de la vodka pour fêter le retour des Russes Sergey Nilov, 42 ans, et Dmitry Golovchenko, 36 ans, au camp de base Yamatari à 4 850 mètres, au pied de la face sud du Jannu.
Dix-neuf jours que ces deux solides himalayistes avaient quitté leur camp de base sur le glacier Yalung, à 4 800 mètres, au pied de la face Est de la montagne. 19 jours qu’ils ont passé à ouvrir en style alpin une voie nouvelle dans la haute face Est, et à descendre le versant sud depuis l’arête sud-est et l’altitude de 7 400 mètres, par la voie française et originale de 1962 (une traversée sans sommet, donc).
Ils retrouvaient ainsi à la mi-journée du 2 avril, sur le glacier Yamatari, la documentariste polonaise Eliza Kubarska, le Sherpa Pasang et probablement la Polonaise Zofia Morus, venus à leur rencontre munis de tentes, de boissons et de nourriture en suffisance.
Kubarska et Morus ont accompagné l’expédition – dont l’autre himalayiste de renom polonais, Marcin Tomaszewski, faisait aussi partie – afin de réaliser un film sur la région du Jannu, ses habitants et traditions, mais aussi sur l’expé en elle-même.
Sur le glacier Yamatari, Tomaszewski n’est pas là : il devait a priori s’engager avec Nilov et Golovchenko dans l’aventure, mais a fini par renoncer à gravir la montagne. Depuis le 23 mars enfin, et pour des raisons encore peu précises, Tomaszewski a rejoint Katmandou par voie aérienne.
Quant à Kubarska, Pasang et Morus, d’abord basés au pied de la face Est, ils sont arrivés sur le glacier
Yamatari le 1eravril, par un long trek autour du Jannu, afin d’aider la cordée au maximum et éventuellement la rejoindre dans le bas de la descente : une raison pour laquelle la liaison radio qu’ils entretenaient avec les grimpeurs a été momentanément interrompue la journée du jeudi 28 mars, lorsque la cordée a basculé du versant Est au versant Sud. Nous y reviendrons.
Nous concernant, c’est Marcin Tomaszewski qui nous a sobrement confirmé, en fin d’après midi le 2 avril, et suite à l’annonce de la journaliste russe Anna Piunova, le retour des grimpeurs sains et saufs : « Hello Manu, we are very happy that everything is good ! It was a long and risky adventure. Best regards & thank you. Marcin ». Na zrdowia Marcin.

 

 

Dmitry Golovchenko ©DR

Sergey Nilov ©DR

Nilov et Golovchenko vont plutôt bien

Parvenus sur le glacier Yamatari, Nilov et Golovchenko viennent de descendre le glacier des Jeunes, depuis un 18ème bivouac à 5 880 mètres, sur la voie française originale ouverte en avril 1962 par Lionel Terray, Robert Paragot, Paul Keller, René Desmaison, Jean Ravier, les Sherpas Gyalzen Mitchu, Wangdi et d’autres. Nilov et Golovchenko terminent donc ici leur odyssée sur le Jannu, en ayant déjoué les dernières difficultés glaciaires : les crevasses du glacier des Jeunes sont réputées nombreuses, voire voraces. Ils auraient même réussi, le matin, à patienter quelques temps aux alentours de 5550 mètres, lorsqu’une chute de neige soudaine réduisit la visibilité : patience et lucidité.
Sur le glacier Yamatari, si l’état psychique de la cordée est certainement apaisé, qu’en est-il de son état physique ?
Depuis bientôt 20 ans, Nilov et Golovchenko sont des membres importants du club alpin Demchenko de Moscou. Pendant cette expédition, l’autre alpiniste russe Victor Gorlov, membre du club depuis 2005 et parfois compagnon de cordée de Nilov et Golovchenko, a assuré le suivi GPS de la cordée. Il était également en lien permanent avec les familles des alpinistes, elles-mêmes en lien avec les grimpeurs. « Les hommes russes ne sont pas très« téléphone » », révèle Victor. Néanmoins, Gorlov a appris que Nilov et Golovchenko ne souffriraient que de petites gelures aux extrémités, apparemment bénignes. En revanche, ils auraient perdu chacun 9 à 10 kilos : « alors qu’ils sont déjà « slim » en temps normal », précise-t-il. Sur le glacier Yamatari, Nilov et Golovchenko soufflent, mangent, boivent, se soignent et se reposent : il faut encore descendre, dès le lendemain, à Ghunsa (3 421 m), premier village à 9 km de là dans la vallée, à l’ouest de la montagne du Jannu.

ils auraient perdu chacun 9 à 10 kilos
alors qu’ils sont déjà « slim » en temps normal

Sortis d’affaire à Ghunsa

Mercredi 3 avril, le groupe est parti tôt du camp sur la glacier Yamatari, et a atteint Ghunsa en fin de journée. De ce village, quatre jours de marche, un jour de jeep et un court vol mèneront l’expédition à Katmandou, d’où les Russes prévoient un retour à Moscou par avion le 10 avril.
Vingt jours se sont écoulés depuis le départ de la cordée sur la montagne, le 15 mars. Rejoindre l’épaule sud-est aux environs de 7 400 mètres, 300 mètres sous le sommet du Jannu, aura demandé 13 jours, et descendre la voie française de 1962 jusqu’au glacier Yamatari atteint le 2 avril, 6 jours.
En Himalaya, les longues odyssées de ce type sur les plus hautes montagnes ne sont pas légion. Il y a eu récemment et bien entendu celle des deux Russes eux-mêmes, avec Alexander Lange à la Tour de Mustagh (7 284 m, Pakistan) : 17 jours en août 2012. La même année, les Britanniques Sandy Allan et Rick Allen, 57 et 59 ans, traversaient le fameux Nanga Parbat en parvenant au sommet, par la très longue arête Mazeno : une autre odyssée très haute perchée et qui a duré 18 jours. Cette traversée du Nanga Parbat avait été, comme l’ascension de la Tour de Mustagh, récompensée par un piolet d’or.
Mais revenons à cette traversée – sans sommet – du Jannu.

Sergey, Marcin et Dmitry à Ghunsa, le 4 mars 2019. ©Marcin Tomaszewski

Une descente « à vue » ?

Victor Gorlov nous a communiqué le compte rendu de l’expédition au Jannu, rédigé – en russe – par le club alpin Demchenko de Moscou. Ce communiqué révèle de nombreux détails.
Le mercredi 27 mars en fin de journée (13èmejour depuis le camp de base, et 11èmedepuis la rimaye, départ proprement-dit dans la paroi Est), Nilov et Golovchenko ont établi un bivouac vers 7 300 mètres, à quelques longueurs de corde de l’arête sud-est, ou de l’épaule sud-est du Jannu. Ils ont alors du mal à évaluer les derniers mètres jusqu’à l’épaule, porte de sortie de la face Est, vers 7400 mètres. C’est aussi probablement ici que Nilov et Golovchenko renoncent à gagner le sommet du Jannu, et doivent envisager de redescendre. Oui, mais par où ?
Curieux hasard, ce 27 mars est l’anniversaire de Dmitry. Sympa ! Voilà un beau « nœud décisionnel » à résoudre en cadeau, comme dirait un certain Max Bonniot (du GMHM, NDLR). D’après Victor Gorlov, Nilov et Golovchenko sont « deux amateurs passionnés du style alpin », ce style qui rappelons-le, signifie ni camps installés à l’avance ni cordes fixes – ou ligne de vie vers le bas – ni porteurs, ni oxygène : un style minimaliste, ou celui d’une cordée classique dans la Walker aux Jorasses, ou même dans la traversée de la Meije. Proche des deux grimpeurs depuis longtemps, Victor suppose également que la cordée n’est partie qu’avec « une quinzaine de jours de vivres » maximum, et autant de gaz. D’après lui, initialement, « la cordée avait plus ou moins prévu de descendre par l’itinéraire de montée, ou par l’arête nord-est vers le sommet Est, depuis le sommet du Jannu. Il faut leur demander pour être sûr ». Bien entendu, et vous le comprendrez lecteurs, nous n’avons pas insisté pour contacter les alpinistes : ceux-ci doivent s’appliquer à rejoindre leurs familles. « De toute façon, ces deux-là ne sont pas du tout proches des médias » assure de son côté Anna Piunova, rédactrice en chef du site Mountain.ruet également relais de l’expédition.
C’est donc par le versant sud et la voie française, que Nilov et Golovchenko décident le 27 au soir, ou peut-être seulement le lendemain une fois l’épaule sud-est atteinte, de descendre. Mais dans quelles mesures connaissent-ils la voie des Français ? Une voie longue, « Alpine TD » d’après l’himalayiste britannique Alan Rouse, répétiteur de l’itinéraire en aller-retour et en style alpin avec ses compatriotes Brian Hall, Rab Carrigton et Roger Baxter-Jones, en 7 jours d’octobre 1978 (dont 3 de descente). Une voie dont l’expédition française de 1962 souligna également les difficultés, elle qui dû s’y reprendre à trois fois pour en venir à bout (1957, 1959 et 1962). En 2008, 30 ans après son ascension avec Rouse, Hall et Baxter-Jones, Rab Carrington témoignait qu’ils n’avaient eu « aucune marge d’erreur possible » et que « la seule descente possible en cas de succès comme en cas d’échec, était de désescalader la voie. La recherche de l’itinéraire était extrêmement compliquée, (…), et toute détérioration météo se serait avérée désastreuse. Nous avons eu de la chance. » Là, le 27 mars 2019 au soir, la météo s’annonce moyenne pour Nilov et Golovchenko. Il a déjà neigé plus de 50 centimètres le 26, ce qui les a ralentis et même bloqué un moment.

Face Est du Jannu. ©Marcin Tomaszewski/infographie Manu Rivaud

Nilov et Golovchenko
sont deux amateurs
passionnés du style alpin

Voie française de 1962, partie supérieure. ©DR

Voie française de 1962, partie inférieure. ©DR

Les étapes de la longue descente en face Sud. ©Gregory Glazek/Infographie Manu Rivaud

Tentatives d’aides depuis la Pologne et la France

Le jeudi 28 mars, le GPS de la cordée montre assez vite qu’elle entame la descente par la voie française, après avoir franchi l’arête sud-est ou l’épaule sud-est, vers 7 400 mètres. Il n’y a, à ce moment-là, pas de liaison radio avec le groupe d’Eliza Kubarska : il fait le tour de la montagne pour rejoindre le glacier Yamatari. Le temps est beau, mais de la neige est prévue. Au soir, le GPS de la cordée ne la localise qu’à 7 310 mètres, en versant sud.
À l’affût et devant cette situation, votre serviteur, avec Claude Gardien, journaliste et contributeur éclairé d’Alpine Mag, ex-rédacteur en chef de Vertical, communiquent dans la nuit à Marcin Tomaszewski et à Anna Piunova des éléments de description de la voie française, extraits du livre Himalaya en style alpin, la bible éditée en 1995 et signée des britanniques Andy Fanshawe et Steve Venables. Nous y joignons des photos de l’itinéraire français historique, montrant la trace, les camps, les points clés : le glacier supérieur du Thrône, l’arête de la Dentelle, la Tête du Butoir, tout ceci jusqu’à une altitude de 5900 mètres environ.
Depuis la Pologne également, Grzegorz Glazek, du site wspinanie.pl, a communiqué à l’expédition un schéma montrant précisément l’ensemble de la voie française, schéma sur lequel il a ajouté d’autres passages clés, comme le col des Jeunes, à 6050 mètres.
À trois heures et demie le matin du vendredi 29 mars, Marcin Tomaszewski confirme la réception de nos documents : « Hello Manu, thank you for the information. Now we do not have contact with the guys. However, we try to give them these info. Regards ».
Signalons tout de suite que nous ne savons pas, aujourd’hui, dans quelles mesures ces informations fournies à l’expédition ont été les seules, dans quelles mesures elles ont pu être communiquées aux grimpeurs, et exploitées.
En Russie, on se prépare à solliciter un secours héliporté : oui, mais la cordée n’a donné aucune alerte. Stand by.

Les 5 derniers jours

 

Le vendredi 29 mars, le GPS indique qu’au soir Nilov et Golovchenko bivouaquent vers 6995 mètres, sous la rimaye supérieure du glacier supérieur du Thrône. De la neige est à nouveau prévue pour le lendemain.
Le samedi 30 – 16ème jour – Nilov et Golovchenko parviennent à traverser le glacier supérieur du Thrône et établissent un nouveau camp vers 6 510 mètres, sous le sommet de l’arête de la Dentelle et en direction de la Tête du Butoir. Ils n’auraient plus de nourriture, et plus beaucoup de gaz.
Dimanche 31 mars : il y a beaucoup de neige à tracer, la progression est délicate, Nilov et Golovchenko parviennent à installer en fin de journée leur 16ème bivouac vers 6330 mètres, sous le sommet de la Tête du Butoir.
Le 1eravril, la cordée peine à trouver le fameux col des Jeunes, la porte qui conduit vers les pentes glaciaires du glacier des Jeunes et de la Providence, chemins vers le glacier Yamatari. Nilov et Golovchenko finissent tout de même par trouver le passage et parviennent, à un rythme assez surprenant, à atteindre un lieu de bivouac à 5 880 mètres. La visibilité est très moyenne, et la cordée préfère attendre une meilleure météo pour poursuivre via le dédale de crevasses qu’il reste à franchir. De leur côté, Eliza Kubarska, Pasang Sherpa et (probablement) Zofia Morus sont parvenus à 4 850 mètres sur la glacier Yamatari, et attendent.
Le 2 avril, enfin, la boucle est bouclée : Nilov et Golovchenko viennent de réussir leur incroyable voyage sur Kumbhakarna, le nom népalais pour le mont Jannu.

Face Sud du Jannu.  ©phrrk/flickr2017 – Infographie Manu Rivaud

Les fins mots de l’histoire

À Moscou, Victor Gorlov est heureux, comme beaucoup. Et nous avec. Comment diable Sergey et Dmitry ont-ils résisté, sont-ils restés lucides et surtout rentrés sans graves séquelles physiques ? Victor répond qu’ils « savent comment vivre et comment survivre dans ces très hautes montagnes, et comment faire ce qu’ils veulent et ce qu’ils ont besoin de faire » : sobriété et force russes.
Nous aurons probablement l’occasion de pouvoir interroger, le moment venu, Sergey Nilov et Dmitry Golovchenko. Mais il se trouve que le grand Reinhold Messner, notamment récompensé à la suite de Walter Bonatti par un piolet d’or pour l’ensemble de sa carrière, s’est exprimé ce matin, au sujet de cette odyssée russe au Jannu, dans la Gazzetta dello Sport, célèbre quotidien italien. Terminons donc cet article par les mots de Reinhold :
« Sur le Jannu, Dmitry Golovchenko et Sergey Nilov ont réussi à gravir en style alpin la face Est, vraiment très difficile, en progressant jour après jour vers le haut, sans camp installé à l’avance, sans corde fixe et selon la météo rencontrée. Dans ce cas précis, le fait qu’ils n’aient pas atteint le sommet du Jannu est secondaire. Il s’agit d’une aventure exceptionnelle, digne d’un piolet d’or de par la performance démontrée. Ils ont passé 18 jours (19 en fait, NDLR) sur la montagne, les 6 derniers ayant été consacrés à la descente. C’est aussi très difficile d’avoir descendu la voie française de 1962, qu’ils ne connaissaient pas au départ. Cette voie est longue, et comporte de nombreux passages difficiles. Bravo. » Rien à ajouter, sauf « félicitations Sergey, félicitations Dmitry. Maintenant reposez-vous. »

 

Note : selon Rodolphe Popier, de l’Himalayan Database, il s’agirait, presque sûrement, de la première traversée du Jannu, en modérant par le fait que les alpinistes ne soient pas passés par le sommet, ou plus classiquement par les arêtes y conduisant.

Alpine Mag remercie particulièrement Federico Bernardi (Montagna magica), Victor Gorlov (Club alpin Demchenko Moscou), Anna Piunova (Rédactrice en chef de Mountain.ru) et Hélène Seppain (traductrice russe).