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Les fantômes du Denali

Steve McCartney à Chamonix, en septembre 2017. ©Ulysse Lefebvre

Simon McCartney revient de loin. Parce qu’il a connu une vie d’alpiniste aussi courte qu’échevelée. Mais aussi parce que son accident au Denali a bien failli lui coûter la vie. Il lui aura en tous cas coûté le lien avec Jack Roberts. Un lien qu’il va redécouvrir 32 ans plus tard, en apprenant la mort de son frère d’arme.

Les Fantômes du Denali, Simon McCartney, Ed. Guérin Paulsen, 2017, 448p., 25€.

Dans les années 70, il fait partie de ces jeunes britanniques un peu fous qui rôdent dans les rues de Chamonix quand ils ne sont pas en train de rayer le mont Blanc, la désinvolture pour seul code de conduite. À l’époque, « le Nac’ » ou Bar National est encore un repère de grimpeurs et de Brits en particulier. On y parle fort, on raconte ses exploits et ses projets, tout en zieutant si une star du moment n’est pas à proximité. On y croise notamment Doug Scott, cheveux longs et lunettes rondes sur le nez. En 1977, quand Simon McCartney y descend beaucoup trop de demis pour sa première saison chamoniarde, Scott a déjà touché le sommet de l’Everest avec Dougal Haston et s’apprête à vivre l’un des épisodes les plus épiques de l’histoire de l’alpinisme sur l’Ogre (7 825 m, Pakistan). McCartney lui, écoute Johnny Cash – le même qui passe justement au bar du Chambre 9 au moment de notre entrevue.  A l’époque, ses rêves d’ascensions ne dépassent guère les Alpes. Cette saison 77, il réalise tout de même la deuxième ascension du pilier central du Brouillard, versant Brenva du Mont-Blanc, avec Dave Wilkinson.

 

Ce choix le hantera
toute sa vie

Simon McCartney à Chamonix, 2017. ©Ulysse Lefebvre

Laisser Simon

Retour au Nac. Musique, demis, puis l’accent mâchouillé de quelques Américains qui entrent dans le bar, le verbe haut. Parmi eux, Jack Roberts, grimpeur de rocher déjà bien connu dans le milieu. La rencontre avec McCartney fonctionne, plutôt rock n’roll, forcément. Ses horizons de grimpe s’élargissent soudain. Bien que plus expérimenté, Roberts doit sentir le potentiel du jeune Britannique (il a alors 22 ans), aussi grand que l’est son arrogance. Mais n’en faut-il pas une bonne dose pour oser se frotter à l’Alaska ? C’est là que Roberts propose à McCartney d’aller trainer leurs crampons, après un passage au Yosemite pour saluer quelques fissures.

En Alaska, la cordée va jouer les deux plus belles cartes de sa courte histoire commune. En gravissant la monstrueuse et dangereuse face nord du mont Huntington d’abord (3 731 m) en 1978. Beaucoup ont été soulagés de voir cette face enfin gravie, « de sorte que personne n’a plus à le faire » comme l’explique Mark Westman. Dans la paroi sud-ouest du Denali ensuite (6 190 m) en 1980. Là-haut, Simon McCartney souffre d’un œdème cérébral grave à quelques centaines de mètres du sommet. Le sauvetage qui s’en suit est aussi épique que rocambolesque. Surtout, rejoint par une seconde cordée, Jack Roberts prend la lourde décision de laisser son compagnon avec un autre alpiniste pour finir l’ascension et redescendre de l’autre côté trouver du secours. Ce choix le hantera toute sa vie. Et les deux alpinistes les plus brillants de leur génération se perdront de vue rapidement.

Jack Roberts à Anchorage, 1978. ©Simon McCartney

Simon McCartney au camp de base du mont Huntington (Alaska). ©Simon McCartney

Des liens qui libèrent

C’est de là que revient aussi Simon McCartney. Lui s’installera en Australie, loin des montagnes qui le faisaient rêver. Crampons, piolets, photos et autres souvenirs sont enfouis au grenier ou dans quelques recoins de mémoire oubliée. Jusqu’en 2012, 32 ans plus tard. McCartney apprend par hasard, sans grand ménagement, la mort de son frère d’arme en cascade de glace. « Ce fut un bouleversement gigantesque ». Dès lors, tout remonte à la surface. Le jeune alpiniste devenu business-man à Hong Kong remet le nez dans la sphère alpine, découvre avec stupeur l’incroyable nombre de blogs et sites internet ou de marques spécialisées. Lui qui avait touché du doigt le plus haut niveau d’engagement et de difficulté de son époque regarde alors ce microcosme avec les yeux du néophyte, quasi-hébété par l’évolution des pratiques. Ses souvenirs remontent aussi à la surface, les questions, les regrets. McCartney prend conscience que par-delà l’écume des jours, par-dessus tout, ne reste que la force du vécu de deux compagnons de cordée. Ce que les anglo-saxons appellent « the bond » bien difficile à traduire en français. C’est ce lien intangible qu’il raconte dans «Les fantômes du Denali ». Le lien d’une corde qui propulse les attachés vers une liberté partagée. Avec un style brut, sans jamais sombrer dans le cliché et sans user de poncifs éculés, il parvient à révéler le sens profond de ce lien, alternant intelligemment avec des extraits de carnets des différents protagonistes, et notamment celui de Jack Roberts.

En fin de rencontre, après une longue discussion à voix feutrée, vient le moment de lui demander ce qu’il aurait fait, lui, si les rôles avaient été inversés, si ç’avait été à lui de laisser Jack blessé. Silence. « C’est une excellent question… »  Et dans un murmure : « J’aurais probablement fait la même chose… ».

Jack Roberts au bivouac du 5e jour au mont Huntington. ©Simon McCartney

Evacuation de McCartney au retour du Denali. ©Simon McCartney