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L’envers du Nanga Parbat : hommes de l’ombre de l’Himalaya

C’est l’histoire d’une ascension à 8 126 m d’altitude, au Pakistan. Mais sur les photos, aucun alpiniste occidental n’attire la lumière. Des rives du fleuve Indus jusqu’au sommet du Nanga Parbat, l’ascension racontée ici observe tous ceux dont on ne parle que trop rarement. Qu’ils soient chauffeurs, porteurs, muletiers, cuisiniers, aides de camp, porteurs d’altitude ou même policiers, tous sont autant d’acteurs essentiels à la réussite des expéditions commanditées par les occidentaux, et ce depuis les débuts les expéditions menées sur les plus hautes montagnes du monde.

Sur les pentes du géant du Karakoram, neuvième sommet de la planète, beaucoup de travailleurs sont Pakistanais, venus de la capitale Islamabad ou des villages environnants. Mais ils sont aussi Népalais, le plus souvent des Sherpa, ethnie connue pour sa résistance à l’altitude et ses compétences en alpinisme.

Si le contexte n’est pas aussi tumultueux qu’à l’Everest, le camp de base du Nanga Parbat connait une fréquentation record en cet été 2023. L’essor du l’himalayisme commercial déferle de plus en plus sur ce sommet jusqu’alors préservé, du fait de son isolement géographique, mais aussi de sa réputation de «  montagne tueuse ». Une réputation toujours confirmée par les statistiques qui placent le Nanga Parbat en tête des 8000 les plus meurtriers. Pourtant, les « clients » européens, américains et de plus en plus souvent asiatiques, se pressent plus que jamais pour tenter de gravir ce sommet. 

Mais depuis quelques années, la nuance s’installe et les rôles évoluent. Aux petites mains de l’ombre, mal payées, mal équipées, mal formées, peu protégées, s’ajoute aujourd’hui le rôle plus prépondérant d’une partie des acteurs locaux, népalais notamment, qui à la faveur de l’engouement porté par Nirmal Purja, la star des 8000 et de Netflix, ont récupéré une grande partie du business de l’himalayisme. Tous se sont développés mais à des rythmes différents. Un rapport de force s’installe notamment entre Pakistanais et Népalais. 

Les photographies de cette exposition ont été captées tout en filmant le documentaire Le dernier Sommet de François Damilano, suivant l’alpiniste franco-suisse Sophie Lavaud en route pour son 14e et dernier sommet de plus 8000 m. Ce reportage photographique est une autre histoire, celle des coulisses d’une expédition, celle des héros de l’ombre de l’Himalaya. 

Le Diamir prend sa source dans les glaciers du Nanga Parbat et creuse son lit dans un décor minéral, jusqu’à sa confluence avec l’Indus.

Dès les villages de vallée, les rôles se distribuent. Ici un chauffeur originaire du village de Chilas refroidit la voiture mise à mal par la chaleur écrasante.

Premier coup d’oeil sur le Nanga Parbat, depuis le village de Ser, en chemin vers le camp de base.

Au village de Diamiroi, les villageois s’activent pour être embauchés en tant que porteurs ou muletiers.

Comme souvent, les enfants sont partout, curieux, amusés et envieux devant les alpinistes pimpants. Contrairement à beaucoup de villages népalais, la rencontre d’occidentaux reste un évènement rare. 

Les négociations vont bon train dans le village. Contrairement aux 8000 népalais, le Nanga Parbat ne connait qu’une seule saison d’ascension. L’opportunité économique est donc furtive et il ne faut pas la rater.

La caravane se met enfin en route, associant les muletiers (le bas de l’échelle sociale) et les porteurs.

Les montagnes sont veinées de chemins reliant les villages du secteur. Plus haut, il se transforment en sentes pastorales, avant de s’évanouir et laisser place aux voies d’approche des alpinistes.

L’arrivée au camp de base se fait sous la neige. Les équipements des porteurs et muletiers ne sont pas adaptés.

Zaheer Akhtar est le chef cuisinier. Son rôle est essentiel au camp de base. Avec l’estomac bien rempli, l’esprit des alpinistes est plus enthousiaste. Dans un environnement d’altitude aux conditions difficiles, l’alimentation est tout sauf un détail.

Imtiaz Hussain Sadpara est notre alpiniste pakistanais de référence. Il est pourtant totalement inconnu. Il a été embauché, en plus des porteurs de haute altitude Sherpas, pour assister l’équipe de tournage du film. Né en 1987 dans le petit village de Sadpara, Imtiaz a gravi les échelons du métier de porteur avant de devenir porteur de haute altitude. Ce terme est utilisé pour désigner tous les non-occidentaux qui mettent les pieds à 8000 m. Pourtant, il est insuffisant pour qualifier un personnage comme Imtiaz, qui a gravi les cinq 8000 du Pakistan sans oxygène, dans le cadre de son travail. Toujours chargé donc. Cette fois, Imtiaz va même jouer un rôle prépondérant en participant à l’équipement en cordes fixes des dernières sections de la montagne, jusqu’à 7600 m environ. Avant de poursuivre jusqu’au sommet, sans oxygène. Une fois de plus.

Pendant que la vie s’organise au camp de base, Sangay Sherpa emmène l’alpiniste Sophie Lavaud, jeter un premier coup d’oeil aux conditions dans la montagne. Le Népalais accompagne Sophie depuis de nombreuses expéditions. Il est devenu son compagnon de cordée privilégié sans qui Sophie « n’aurait pas pu réaliser ses 14 8000 » selon les mots de la franco-suisse.

Dans la tente cuisine, Shabbir, Arif et Imtiaz préparent les pieux à neige. Ces ancrages, constitués d’un pieux métallique et d’une boucle de corde seront essentiels pour fixer les cordes sur lesquelles les clients se sécuriseront tout au long de l’ascension.

La viande vient à manquer au camp de base. Un chèvre va être sacrifiée et permettra de nourrir alpinistes et équipes locales pendant plusieurs jours.

Les Pakistanais ont fait le travail selon les règles de la religion mais aussi les règles de l’art. La chèvre aura été dépecée et découpée pendant près de deux heures. Rien n’est laissé de côté et tout sera mangé. Ne reste que la peau de l’animal.

Dans l’immense couloir Löw, dont les 1000 m débouchent sur le mur Kinshofer vers 5900 m, une procession de Sherpas et Pakistanais presqu’invisible s’active pour installer les cordes fixes. À ce moment-là, le Nanga Parbat est encore vierge et n’a vu passer personne depuis la saison précédente, un an plus tôt.

À l’approche du camp 1, les pauses des Sherpas lourdement chargés se font plus nombreuses.

Sangay Sherpa ne s’arrête presque jamais. À peine entré dans la tente, il fait fondre de la neige pour produire de l’eau et offrir un thé à Sophie. Cette routine est primordiale pour hydrater les corps asséchés par l’altitude. 

En route vers le camp 2, à la base du couloir Löw, la montagne se redresse, les charges paraissent plus lourdes. 

Lentement, pas après pas, Sangay Sherpa sait qu’il est impératif de s’économiser durant les 1000 m de dénivelé positifs menant au mur Kinshofer, premier passage-clé de l’ascension.

Lever de Lune sur l’arête Mazeno qui prolonge le Nanga Parbat, irradiant.

Kashif prend une pause. Ce « dishwasher » pakistanais est chargé de nettoyer tout ce qui entre et sort de la cuisine. Sa tenue est aussi élégante qu’inefficace contre le froid.

Chaque jour a lieu l’appel à la prière, matin et soir, par la voix du muezzin, tourné vers la Mecque. Souvent, les Pakistanais se permettent de décaler certaines prières pour suivre le rythme de l’expédition. 

Mingma Sherpa fait partie des jeunes générations de Sherpas népalais. Athlétique, connecté et DJ à ses heures, Mingma baigne dans le nouveau business de l’himalayisme moderne, mené par les agences népalaises.

22 juin 2013, 22h : 16 terroristes accèdent au camp de base et tuent 11 personnes dans leurs tentes. L’attentat sera revendiqué par le mouvement des Talibans du Pakistan. Dix ans plus tard, des services de sécurité, armés, accompagnent toujours les expéditions depuis la vallée et durant tout leur séjour au camp de base.

Claie de portage : utilisée par les porteurs pakistanais, elle leur permet de monter de lourdes charges jusqu’au camp de base. 

Au-delà de l’autorité des services de sécurité, domine une autorité plus locale, avec ses chefs et ses personnages respectés. Cette organisation reste assez opaque aux yeux des occidentaux. 

Il a le sourire et pour cause : Tenjing Sherpa fait partie des Men in Black des 8000. Il travaille pour l’agence Elite Exped, de Nirmal Purja. Spécialisée dans les expéditions haut de gamme et VIP, les membres de l’agence de la star népalaise sont tous vêtus de noir, logos ostensibles, et se mélangent très peu à leurs confrères. L’une de leur cliente sur cette expédition ? Une princesse qatarie qui a mérité un service de sécurité spécial.
Sur le CV de Tenjing : l’accompagnement privilégié de la star de l’alpinisme express Ueli Steck, dans ses dernières années en Himalaya et jusqu’à son décès, seul, en 2017.

Chaque soir, les derniers rayons de lumière sur le sommet du Nanga Parbat mettent tout le monde d’accord, dans un mélange d’admiration et de fébrilité face aux difficultés apparentes.

Sajid Sadpara danse lors d’un moment de détente entre travailleurs pakistanais. Le père de Sajid, Muhammad Ali Sadpara était l’un des meilleurs alpinistes pakistanais, très connu au delà des frontières de son pays et véritable héros au Pakistan. Il est mort lors d’une tentative d’ascension du K2 en hiver, en février 2021. Trois semaines plus tôt, l’équipe népalaise menée par Nirmal Purja atteignait la cime et volait la première tant convoitée au nez et à la barbe des occidentaux. Et des Pakistanais. Sajid poursuit aujourd’hui une quête de sommets dans le sillage de son père. 

La préparation des bouteilles d’oxygènes et des masques annonce le départ imminent vers le sommet. Les Népalais excellent en ce domaine. L’usage de l’oxygène complémentaire est moins ancré dans la culture pakistanaise. Imtiaz lui-même (en arrière-plan à droite) n’y a jamais eu recours en neuf ascensions à 8000 m.

Un groupe de clients doit arriver en dernière minute. Leur tente est richement décorée et pour cause : l’une des clientes n’est autre que la star norvégienne Kristin Harila, qui termine à ce moment là sa course aux 14 8000. Elle y parviendra le 27 juillet 2023, au sommet du K2 pour un total de 3 mois et un jour. Sa réussite est en grande partie due à la logistique mise en place par l’agence népalaise Seven Summit Trek tout au long de ses ascensions, mais aussi à son guide Tenjen Lama Sherpa qui l’emmenait jusqu’aux sommets grâce à ses capacités physiques hors du commun.

Dans la tente-cuisine, les équipes pakistanaises dorment tous ensemble sur quelques matelas de fortune. Le jour, ils sont entassés pour laisser place aux réchauds et batteries de cuisine. Des porteurs de passage s’y reposent quelques instants.

Le camp 2, perché à 6000 m d’altitude sur une arête très étroite illustre un enjeu crucial pour les « fixing teams » qui équipent la montagne de cordes et préparent les campements. Les espaces étant particulièrement éxigus au Nanga Parbat, il faut être sur place le premier pour trouver l’espace nécessaire aux tentes des clients.

Mingma Sherpa découvre le Nanga Parbat pour la première fois. Habitué des 8000 du Népal, en particulier de l’Everest, il il est abasourdi par la verticalité et la dangerosité de l’itinéraire. « L’Everest est plus haut mais bien plus sûr ». Le long des cordes fixes du mur Kinshofer, il se hisse tant bien que mal, les épaules sciées par près de 20 kg de chargement.

En route vers le camp 3, Sangay Sherpa mène la marche tandis que la vallée de Diamir parait de plus en plus lointaine.

Mingma Sherpa sort du mur Kinshofer en se hissant sur la corde rouge installée quelques jours plus tôt. À côté s’entremêlent un fatras de cordes anciennes et d’échelles métalliques, laissées par les expéditions précédentes et vestiges d’anciennes ascensions. La question du nettoyage de la montagne n’est pas encore un sujet.

Sommet du Nanga Parbat, 8126 m. Imtiaz et Yousuf Ali font flotter le drapeau pakistanais après avoir atteint la cime sans oxygène et dans le cadre de leur travail, avec tout ce que cela implique comme efforts supplémentaires. Leur performance restera en dehors des radars des réseaux sociaux et de la sphère médiatique.

À la descente, vers 7200 m, Imtiaz prend une pause clope avec son équipe, dans une insolente décontraction.

Le « summit cake », ou gâteau de célébration du sommet, est une tradition des expéditions commerciales pour fêter la réussite de leurs clients. Les travailleurs népalais et pakistanais en profitent pour se laisser aller à quelques pas de danse, comme ici Mingma Sherpa.

Au moment de quitter le camp de base, les mules sont lourdement batées. Il leur faudra une longue journée de descente, contre les deux jours nécessaires à la montée.

Une fois n’est pas coutume : l’équipe de notre expédition prend la pose. Au-delà de l’uniformité de leurs tenues, fournies par un sponsor de Sophie Lavaud, les disparités économiques persistent. La prime de sommet prévue pour Imtiaz est par exemple 25% plus faible que celle des Sherpas. À cause du niveau de vie moindre au Pakistan par rapport au Népal justifie t-on chez les prestataires. Imtiaz en fait pourtant au moins autant que les autres et sa prime sera finalement relevée au même niveau que celle des Népalais.