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Le survol des géants – Épisode 2

Piégés à 6500 mètres

Après dix jours dans le Karakoram, Antoine Girard et Damien Lacaze ont atteint Karimabad en volant plus de cent kilomètres par jour, avec un vol à 7961 m. Mais deux officiers du Renseignement ont fait irruption dans leur chambre (lire le premier épisode). Ils ont vu des photos des deux français, postées par les bergers locaux sur facebook. Mais que font-ils dans les montagnes ? Ils rêvent maintenant de se poser à plus de 6000 mètres pour gravir le fameux Spantik, 7027m. Une aventure soutenue par les Bourses Expé.

L

es agents du Renseignement veulent tout savoir de notre itinéraire, des dates et lieux ou nous avons dormis. Il reviennent trois fois nous interroger, parfois jusqu’à minuit. Nous avons juste le temps d’inventer un itinéraire plausible en fonction des endroits ou nous avons été vus, de mettre des photos non compromettantes sur de fausses carte SD dans nos appareils. Ils finissent par nous expliquer qu’il est interdit de voler sans autorisation dans la région de Gilgit, ils voulaient savoir si nous étions passés dans d’autre région interdites. On s’est bien gardé d’expliquer la totalité de notre parcours qui serait totalement inconcevable pour eux. On s’est excusés de ne pas avoir été en règle et on promet d’aller le jour même à l’office pour obtenir l’autorisation de voler à Hunza. C’est une sensation très bizarre de se savoir surveillé de la sorte. Mais dans ce pays, peu de gens sortent des grandes routes pour se perdre dans les massifs. Quelques groupes de Talibans demeurent dans ces montagnes. Alors les autorités sont très vigilantes avec les touristes.

Ils nous expliquent qu’il est interdit de voler sans autorisation à Gilgit. Et ailleurs.

Le 22 Juillet, les conditions nous permettent de tenter le vol jusqu’au Spantik. Environ 1h de marche depuis “Eagle Nest” pour accéder à un décollage. Pour réussir notre projet, nous avons besoin de nous poser sur le haut plateau à 6300m sous le Spantik. De là, nous bivouaquerons, et tenterons l’ascension du Spantik le lendemain Si le plan fonctionne, cela nous ferait faire l’ascension d’un 7000 en 24h depuis Karimabad. Ce qui, constitue une petite révolution dans l’approche des sommets en Himalaya. Il faut normalement compter 1 mois pour faire un tel sommet de manière classique. Nous cherchons donc une journée avec des plafonds (sommet des ascendances thermiques) suffisamment hauts pour accéder à ce plateau en vol. Hors, depuis une semaine que nous sommes là, le temps est plutôt médiocre. Après deux heures d’attente au décollage, il nous semble voir les nuages monter, là bas, au Spantik, 40km plus loin. A 12h, nous nous décidons pour aller voir. Par “aller voir”, j’entend y aller en espérant très fort que ça fonctionne. Car, dans la configuration de vol peu confortable que nous avons choisis, il est hors de question de faire 40Km de vol, soit environ 3h, dans de gros thermiques et au milieu de montagnes énormes assis dans des sellettes ultra light qui s’apparentent à des baudriers, sans secours et sans être sûr que ça marche ! Au moindre doute sur la hauteur des ascendances, nous feront demi tour.

Objectif Baltoro. © Antoine Girard – Damien Lacaze.

Cette fois-ci c’est selette ultra-légère, ou comment faire un 7000 en deux jours ! © Girard – Lacaze.

Face au Golden Pillar

Non sans quelques sueurs froides, nous voici arrivés devant le merveilleux Golden Pillar, cette flèche de rocher doré qui s’élance sur presque 2000m dans la face NW du Spantik. Je n’en reviens pas d’être là. En deux heures de vol nous sommes face à une montagne dont il faut presque une semaine pour approcher. Ce pilier est vraiment fabuleux, mais pour l’heure, je suis très bien à ma place, à le contempler de haut plutôt qu’être accroché à un relais, ou sur un éperon à en tenter l’ascension …. Ce sera pour une autre vie. Sur le plateau, nous repérons une grosse crevasse à passer en vol, pour se poser à l’abri, derrière sur du plat non crevassé. Nous cherchons ensemble le prochain cycle thermique. Comme les nuages sont un peu trop bas, nous sommes obligés de gratter les 100 derniers mètres dans les barbules, soit le bas des nuages. A ce moment là, nous sommes dans le brouillard sans aucune visibilité. Le pilote le plus haut annonce en permanence son altitude pour que l’autre se cale dessus et garde une distance confortable. « 6400m, je pars direction Sud Est vers le plateau ». Antoine me répond : « ok, je monte encore un peu et je te suis ». Pour réaliser ce moment critique, il nous fallait être certain de se poser tous les deux sur le plateau. Imaginez le drame si un seul y parvenait et l’autre pas, en sachant que c’est lui qui portait le matériel de bivouac ! J’ai demandé une dernière confirmation à Antoine, avant de franchir le point de non retour, celui ou je ne pouvais plus faire demi-tour.

Je n’en reviens pas. Nous sommes face aux deux mille mètres de dénivelé du Golden Pillar.

Focalisant mes sens sur l’immense étendue de neige et de glace devant moi, je tente de discerner d’éventuelles crevasses masqués et évaluer ma finesse pour voir si la dernière grosse crevasse visible était effaçable facilement. C’est sans compter sur une belle « dégueulante » en entrée de plateau qui me fera survoler la dite crevasse d’environ 4m de large, juste pour avoir le temps d’apercevoir le fond, ou plutôt un bouchon intermédiaire et m’écraser 15m derrière dans une neige molle, parfaite pour ce genre d’exercice. Antoine, qui était un peu plus court, préfèrera sagement se poser de l’autre côté, nous trouverons un pont de neige pour qu’il me rejoigne. La première phase du projet est un succès, nous explosons de joie, tout seuls dans la neige à 6300 m d’altitude. Il est 16h, nous avons encore le temps de marcher 2h pour trouver un emplacement de bivouac plus proche du sommet. Nous troquons les voiles pour le matériel d’alpinisme et nous mettons en route à un rythme aussi rapide que nos corps le permettent, c’est à dire très lent. Nous enfonçons jusqu’aux mollets, la neige est lourde et nous ne sommes pas du tout habitués à l’effort à ces altitudes. A 18h, nous sommes à 6500m, là ou le plateau s’arrête, au dessus, il reste 500m d’arête de neige jusqu’au sommet. Ce sera pour demain.

Face au Golden Pillar du Spantik, dont la flèche finit dans les nuages. Le Golden Pillar est l’oeuvre de Mick Fowler et Vic Saunders, en 1987. ©Girard – Lacaze.

La joie d’Antoine qui vient de se poser sur les flancs du Spantik. Fini les marches d’approche! © Girard – Lacaze 

Rêve de sommet

On monte le bivouac rapidement car la nuit sera bientôt là. Les couleurs du soir sont magiques, malgré l’activité thermique qui s’arrête, les nuages ne se dissipent pas. Ce n’est pas très bon signe, mais sur le moment, nous n’y prêtons pas attention. Un Lyoph, et dodo. Nous prévoyons de décoller du sommet, à 7027m, nous ne pourrons donc pas laisser d’affaire au bivouac pour les récupérer à la descente. Se déplacer à 7000m coûte énormément d’énergie, encore plus avec un sac. Nous nous sommes donc allégés au maximum. 1 tapis de sol chacun, pas de duvet, les voiles feront l’affaire, de la nourriture pour trois jours en cas de pépin et le strict nécessaire en matériel d’alpinisme. Le matériel de vol était lui aussi minimaliste. Tout compris, nos sacs ne pèsent plus que 18kg. A deux heures, le réveil nous tire d’un mauvais sommeil. Merde ! Il neige, et avec du vent en plus. Nous repoussons le réveil à 3h. Pas d’amélioration. Nous plions tout de même le bivouac, déjà fatigués par cette nuit en altitude. Nous pensions que les dix jours passés à voler au dessus de 6000m et parfois de 7000 plus la dernière nuit à 6100 avaient suffit pour nous acclimater. Il faut croire que non, nos corps n’ont en tous cas pas été habitués à l’effort à ces altitudes.

Nous savons qu’il sera impossible de décoller du sommet. Assommés par l’altitude, nous mettrons trop de temps à l’admettre.

C’est donc à un rythme d’escargot que nous partons vers le sommet. Guère plus de 100m de dénivelée à l’heure. La trace était en plus très pénible à faire, la neige croutée, parfois profonde nous épuisait encore un peu plus. Du côté du temps, pas d’amélioration. Un fort vent de Sud Est nous abrutit, les nuages s’épaississent d’heure en heure. Il ne fait aucun doute qu’une dépression nous fond dessus. Les sommets alentours commencent à être accrochés. Nous savons maintenant qu’il sera impossible de décoller du sommet. Complètement assommés par l’altitude et la fatigue, nous mettrons trop de temps à l’admettre. Nous aurions dû poser les sacs et aller au sommet en aller-retour au lieu de nous borner à tout monter en s’arrêtant tous les dix pas en suffocant. Vers 7h, nous sommes à 100m sous le sommet, à 6900m. Cette fois, c’est la tempête, il recommence à neiger. Antoine est totalement cuit, ça fait une heure qu’il ne prend plus les relais pour faire la trace. Connaissant l’animal et sa force naturelle, je trouve ça louche… Je ne suis guère mieux. Nous prenons la décision de redescendre et de bivouaquer à nouveau sur le plateau. C’est durant la descente que je m’aperçoit de l’état réel de mon compagnon. C’est tout juste s’il tient debout, il s’arrête tous les 50m, s’assied dans la neige et s’endort. Je commence vraiment à être inquiet et tente d’écourter les pauses. Je sais qu’il n’y a pas que de la fatigue dans son attitude, je n’ai pas une grande habitude des dangers de l’altitude, mais j’ai peur de détecter les prémices d’un MAM (Mal Aigu des Montagnes). Je sais que le seul remède est de descendre au plus vite. Le problème c’est qu’on ne peut pas. Le plateau est situé entre 6300 et 6500, mais on ne peut pas descendre plus bas. Le versant par lequel nous sommes venus n’est pas praticable, sous le plateau, il n’y a que séracs et falaises.

Défoncés par l’altitude, piégés par le mauvais temps. © Girard – Lacaze.

Le piège se referme

Le seul itinéraire de descente est la voie normale par l’Arête Sud Est, qui nous ferait descendre dans une autre vallée pendant plusieurs jours avec peu de nourriture et sans connaître l’itinéraire. Sans compter plusieurs jours pour rejoindre Karimabad. Il faudra donc attendre un créneau pour décoller sur ce plateau, en espérant que nos états ne s’empirent pas. A 10h, le bivouac est monté et nous nous écroulons dans la tente, incapable de bouger ni de nous nourrir. Nous restons là toute la journée, à comater, avec un mal de crâne abominable en étant incapables de manger et à peine de boire. Neige et vent sont de la partie toute la journée, heureusement il ne fait pas froid. Vers 18h, le vent baisse et une trouée apparaît. On décide de dépenser de l’énergie pour faire un essai de décollage. Tout le bivouac est bourré dans les sacs et les voiles sorties en moins d’une heure, ce qui est un record pour nous dans notre état. Malheureusement, le vent est faible, la pente aussi et nous n’avons pas la force de “damer” une piste de décollage. Nous ne parvenons même pas à lever les voiles au dessus de nos têtes. La nuit et la neige arrivent de nouveau, nous remontons le bivouac et nous écroulons encore une fois. Une barre de céréales pour tout repas et nous laissons passer la nuit. Emballés dans nos voiles et nos doudounes, nous n’avons pas froid. Le matin, je me sens un peu mieux. Le mal de tête a disparu. Antoine ne peut pas en dire autant. Son état est le même que la veille, tout comme le temps, médiocre. Je passe la journée à tenter de damer une piste d’élan ou à attendre dans la neige, à faire de l’eau et même à cuire quelques pâtes. Antoine n’a quasiment pas mis le nez dehors. Nous savons tous les deux que notre salut passera par les airs, même s’il faut patienter plusieurs jours que la dépression passe.

La fuite

Vers 13h, le vent se fait plus insistant. Il neige toujours et la visibilité ne dépasse pas 50m. Mais il est entendu que si nous avons du vent favorable pour décoller, nous nous jetterons dans le brouillard les yeux rivés sur le GPS pour garder le cap, quitte à faire 20km dans les nuages. Il nous faut juste une vision a 100m devant pour savoir ou décoller. Pour être plus réactifs aux éventuels créneaux, nous plions le bivouac, préparons les voiles et attendons dans les sellettes, sous la neige. La chance nous sourit, puisque moins de 30 min plus tard, et après plusieurs essais épuisants, Antoine s’envole dans une courte trouée en direction du N pour se faire happer par les nuages quelques mètres devant. Je le suis quelques instants plus tard, soulagé mais super tendu de savoir que nous allons voler surement longtemps au milieu des montagnes sans aucune visibilité. Je me borne à suivre la route sur mon GPS que j’avais tracé le matin en prévision. Finalement, nous sortons du nuage à 6000m, après 5km en aveugle. La pression retombe enfin, nous sommes là tous les deux, l’altitude descend vite, enfin, et les kilomètres de glaciers et de moraines défilent sous nos pieds. Il ne reste plus qu’à nous laisser glisser pendant une heure, 35km et 4000m de dénivelée pour poser dans un charmant village à 10km de Karimabad. Soulagement.

Antoine et Damien réussissent l’impossible : s’échapper du Spantik. Comme ils sont venus : par la voie des airs. © Girard – Lacaze.

Les gens toujours aussi adorables nous aident à plier et nous appellent un taxi. Voilà comment, en l’espace de deux heures, on passe d’un bivouac scabreux à 6400 mètres sous la neige à une chambre d’hôtel miteuse mais bienvenue, affalés sur les lit avec des pâtes qui chauffent. La magie du parapente est sans limite ! Il aurait fallu une semaine à des alpinistes pour se retrouver là. À la réflexion, le concept d’utiliser les parapentes pour accéder aux montagnes est une idée vraiment originale, qui mérite d’être approfondie. Nous avons joué de malchance avec la météo, les prévisions au Pakistan sont vraiment approximatives et nous nous sommes fait surprendre. Mais, là encore, nous avons démontré qu’un minuscule créneau météo peut nous permettre de nous échapper, bien plus rapidement qu’à pied. On passe très rapidement d’une situation critique à la sécurité totale à condition de garder suffisamment de lucidité et d’énergie pour être capable de décoller. Il faut également ne pas tout miser sur le parapente et penser à être en forme physiquement, nous avons tellement bien volé les jours précédents que nos corps ont été quelques peu surpris par l’effort demandé à une pareille altitude. Tenter le Spantik en deux jours était un sacré pari. Complètement inédit. Et on a failli réussir. Que nous réserve maintenant le Baltoro ?

Visages marqués par l’aventure du Spantik. Et l’aventure n’est pas finie ! © Girard- Lacaze.