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Le mythe de l’aphotique

Il nous abreuve de son café matinal du lundi, mais que serait un rendez-vous en montagne sans un petit dijo, aussi. Chaque mois, de préférence un samedi, Cédric Sapin-Defour partage une petite lampée de réflexions maturées, histoire de prendre un peu de hauteur sur des thèmes qui nous tiennent à coeur, comme celui de ces aventuriers, souvent autoproclamés.

Nos alpinistes de renom sont pour la plupart atteints du syndrome de l’aventurier.
Rien de grave mais à surveiller quand même.
Ils se rêvent en plantes aphotiques, celles n’ayant nul besoin de lumière pour se nourrir et grandir mais ils recherchent avidement celle des projecteurs. Ils se rêvent retirés du monde mais ratent peu d’occasions de se mêler à leurs aficionados. Ils assurent vivre bien sans les regards amoureux mais comptent, recomptent leurs vues et pouces levés, ici ou là. Ils magnifient l’élément qui toujours, disent-ils, l’emportera sur leur petite personne délébile, ils aiment à l’écrire dans des autobiographies pliant sous le je. C’est l’aporie de l’aventurier, s’oublier sans l’être, prétendre fuir le barnum médiatico-narcissique et en vivre un tant soit beaucoup, scintiller à l’ombre. Etre anonymement célèbre est un projet qui peut occuper toute une vie.

Fausser compagnie à la société qui oppresse, prendre congé de la comédie humaine est une résolution qui la cote. Certains le font sur la pointe des pieds. D’autres en grande pompe.
Il y a du panache, de la poésie, du romanesque dans la fuite, noble tentation d’une vie frugale loin du bruit et de ses futilités. Fuir là-bas fuir parmi l’écume inconnue et les cieux. On se rêve en Mallarmé, en Henry David Thoreau, cabane désobéissante et matins intérieurs, au diable la citadelle, ses vitrines et ses totems, célébrons l’élément nourricier et l’heureuse solitude d’y cheminer. N’a-t-on pas tous un jour rêvé de claquer la porte et de ne jamais nous retourner ? Tout cela est tellement plus classe, plus vénérable que ce pâle enjeu des autres plantes, les euphotiques, celles à l’exigence de lumière pour s’épanouir, celles que l’on dit aussi superficielles. Mais qu’il est difficile ce chemin prétendument évident. L’être humain est social quoi qu’il en dise, il réclame sa dose de connaissances, de reconnaissance, son dû de louanges. L’égosynthèse a soif de lumière. Alors, nos voyageurs de la verticalité et des horizons lointains jouent du grand écart et de l’interrupteur. Ils partent et reviennent vite, un peu d’obscur, beaucoup de lumière. Thé ou Café le matin, On n’est pas couché le soir parisien, pour un citoyen des arbres et des solitudes, il y a comme une douce musique désaccordée qu’un soupçon de cohérence ne gâterait pas.

À longueurs de chroniques, ils s’obstinent à se vendre hors du monde et se jettent goulûment sur les micros pour nous dire, nous redire comme leur choix d’une vie hors des sentiers battus, des trompettes de la renommée et de ce fameux système dévoyé, est le bon.

Et si l’on se disait la vérité ?
Pourquoi ne pas admettre que sortir pleinement du monde est un projet trop large pour nos petites épaules réclamant leur dose d’éclairage ? Est-ce à ce point déshonorant d’avouer notre goût pour quelques applaudissements ?
Certains de nos aventuriers nous font le coup de la survivance, de la loyauté ou de toute autre carte piochée dans leur besace à mauvaise foi. S’ils se meuvent en tête de gondole le temps d’un compromis, c’est qu’il faut bien honorer les contrats. Ben voyons. La représentation serait un exercice imposé ; sur scène ou en plateau, ils semblent pourtant trépigner de contentement. C’est qu’il faut jouer le jeu. Ben voyons. Sans cela, ils prendraient de cette poudre d’escampette au long bail, l’isolement et l’oubli comme idéaux. On n’entendrait plus parler d’eux, notre monde n’est pas le leur, ils s’en retourneraient causer aux cailloux et à l’écume des jours. Ce pas, ils ne franchiront jamais, soyez-en certains.
C’est qu’il faut bien manger mon pauvre monsieur. Ben voyons. Nourrir son capital notoriété, épancher sa soif de célébration ne seraient pas au menu des réjouissances. Qui peut croire à une fable pareille ? Ceux-là se rêvent en plantes aphotiques mais n’en ont ni l’épaisseur ni la force. À longueurs de chroniques, ils s’obstinent à se vendre hors du monde et se jettent goulûment sur les micros pour nous dire, nous redire comme leur choix d’une vie hors des sentiers battus, des trompettes de la renommée et de ce fameux système dévoyé, est le bon. S’il le faut, ils se moqueront de notre boulot dodo. Ils semblent y croire. Ils ont un chapeau, un chèche ou des tatouages à vue, c’est selon. Ils n’auront jamais de compte Facebook brandissent-ils fièrement comme ultime gage de leur marginalité. Qu’ils sont drôles. Ils se mentent et à nous aussi. Qu’ils sont effrayants.

D’autres vagabonds du monde vertical ou moins penché ont le mérite de la clairvoyance, la politesse de l’honnêteté. Ils ne font que jouer aux ermites nous disent-ils, les véritables aventures sont ailleurs, du côté du quotidien pour la plupart. Ils savent quitter la vie le seul temps d’une parenthèse minérale, glacée, désertique, tropicale ou autre avant le retour au trafic et à cette discrète notoriété dont ils goûtent aussi les charmes, sans moue de composition. Parenthèse heureuse et privilégiée nous disent-ils, le retour au confort est garanti. Ils acceptent volontiers le jeu du pendule et la vertu du contraste, un jour les vires étroites, le froid, la rudesse et l’authentique incertitude, le jour suivant, la chaleur des scènes, des selfies et le goût des autres. Un jour reclus, un jour produit, un pas de côté puis les deux pieds bien dedans. Ceux-là ne nous racontent pas d’histoires autres que celles qui nous donnent cette fichue bougeotte et ces délicieuses envies de poudre d’escampette. Ils acceptent le jeu de la lumière qui fortifie quoi qu’on en dise. Ils ne sont pas dupes et nous avec. Frappé du sceau de la sincérité et de la relativité, leur espèce de bonne aventure nous touche et nous emporte ; de la beauté et l’envie de faire pareil, voilà ce qu’ils nous ramènent à chacune de leur sortie de route. On n’a pas trouvé mieux que la lucidité pour donner ce fichu élan qui manque à nos vies.

Alors on se dit la vérité.
Continuons de raconter des histoires mais cessons de nous en raconter.
Les auteurs écrivent pour être lus. Demain, je regarderai combien de fois ce billet l’a été.
Les chanteurs chantent pour être entendus. Les acteurs jouent pour être vus. Les vivants vivent pour être aimés.
Les véritables reclus du monde ne sont connus de personne et les aventures ne se décrètent pas. Par définition. Comme le silence disparaît dès qu’on le prononce, l’aventurier dégringole à la minute où il s’en revendique.
Rien de grave mais à surveiller quand même.