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La Jumelle | La Barkley du ski-alpi

On aurait vite fait de comparer la Jumelle à la Barkley, la célèbre course de trail américaine, où finir est un exploit. Et on aurait raison. Parce que cette course à skis est bien plus qu’une course, c’est une envolée. Parce que les dossards ne sont là que pour vous rappeler que vous faites partie de l’aventure, mais que vous restez seuls maîtres de votre trace sur ce fil des Pyrénées. Mais aussi parce que cette virée andorrane n’a compté aucun finisher cette année.

 

I

l est 23h39. Le refuge de l’Illa a des allures de navire en déroute. Là-haut plane le doute. Le vent, annoncé à 60km/h constant, fait claquer ses bourrasques sur l’ossature-bois toute neuve, à plus de 110km/h. Ça siffle, ça craque et la pluie passe à l’horizontale derrière les fenêtres de l’esquif planté à près de 2 500m dans la vallée de Madriu-Perafita-Claror, patrimoine mondial de l’UNESCO.
À l’intérieur, quelques-uns sont allés se reposer une heure ou deux avant le départ prévu à minuit. D’autres discutent autour d’un thé en attendant que la courte nuit passe. Ils attendront plus longtemps que prévu, les organisateurs décidant qu’il serait plus que déraisonnable de laisser partir quatre binômes dans les pentes gorgées d’eau de la crête andorrane. Coup d’œil dehors à 5h : le vent se calme, la pluie cesse, la course va pouvoir démarrer à 6h, histoire de laisser les équipes goûter un minimum à la nuit des Pyrénées. Avec les nuages qui continuent de gonfler dans le ciel, seuls les halos des frontales transpercent l’obscurité. Les skieurs, eux, fendent déjà la neige.

Montée à l’approche du refuge de l’Illa, la veille du départ. ©Ulysse Lefebvre

Préparation, attente, briefing et incertitude du départ au refuge de l’Illa. ©Ulysse Lefebvre

Haute route

La Jumelle est la petite sœur d’Els 2900, « les 2900 » en catalan. La principauté d’Andorre, nichée dans les Pyrénées, entre France et Espagne, ne compte aucun sommet de 3000m. Mais tout en travers, sur son court diamètre, une ligne de crête esthétique s’étire sur 23km et relie sept sommets oscillant entre 2904m et 2944m, du pic de Font Blanca à l’Estanyo en passant par le pic de Coma Pedrosa ou le Medacorba. C’est cette crête qu’emprunte l’Els 2900 au mois d’octobre, laissant cheminer des équipes de trailers en baskets pendant 24h, sans balisage, sur un parcours total de plus de 70km pour 7000m de dénivelé positif. Option corde et baudrier. Cette année, le 7 avril dernier, les organisateurs, Carles Rossel et Mathieu Lefort, ont organisé une édition zéro de la Jumelle : le même parcours mais à skis, dans la neige, avec toujours un temps limite de 24h, avec départ du refuge et de nuit. Traverser un pays, aussi petit soit-il, par la montagne et en glissant, plutôt grisant non ?

Quatre équipes seulement ont osé relever le défi. Bien d’autres s’étaient inscrites mais ont tardivement annulé. La faute officielle à une blessure par-ci, une fin de saison difficile par-là… Et une météo capricieuse qui semble être la vraie raison des désistements. Car cette course n’épargne personne. Elle vous happe sur son fil d’altitude et vous garde à vos dépens, ou plutôt de ceux de votre sens de l’orientation et de l’évolution en montagne, skis ou crampons aux pieds. Elle n’a de course que le nom et chacun s’y bat plus contre lui-même que contre les autres participants, ou même le chrono. L’important à la Jumelle, c’est de finir, de taguer ces sept sommets, de couper au plus court ou bien, au contraire, filer et contourner au moins raide. Cette première édition, dite « zéro », doit servir de test pour recueillir les impressions des participants. Si Carles Rossel et Dani Rozados ont parcouru la ligne en 19h41 lors du premier parcours connu en février 2017, dessinant ainsi une trace de référence pour les futurs participants, le parcours reste ouvert et chacun peut imaginer sa propre ligne. D’une course de montagne on passe à une course en montagne, au sens alpinistique du terme. Le guide espagnol Jordi Tosas (voir notre interview), qui courait cette première édition de la Jumelle mais intervenait également en amont en tant que conseiller technique, confirme cette dimension « haute-montagne » : « Le plus important est d’être autonome et de connaître les techniques de progression en haute-montagne. Tu peux être un bon skieur alpin, mieux vaut  être habitué à évoluer en haute montagne puisque le parcours comprend des arêtes effilées ou des couloirs raides qui pourront être en neige vitrifiée. Et aucune corde fixe ne pourra t’aider… »

Pour corser le tout, le sable saharien apporté par le sirocco colore et modifie la neige

Jordi Tosas prend sa respiration, avant d’attaquer l’approche vers le refuge. ©Ulysse Lefebvre

Montée au pic Serrera. En arrière plan, l’Estanyo (2 915m), 3e sommet à gravir.. ©Ulysse Lefebvre

7 avril 2018. Neige, pluie, vent, et en avant !

« J’assume un nivellement par le haut. On ne sort pas en montagne uniquement par ciel bleu. C’est à nous de nous adapter et d’apprendre ». Ainsi parle Mathieu Lefort, co-directeur de course. Ce n’est pas pour rien que le Marseillais installé en Andorre depuis près de 7 ans organise des inscriptions sur dossier, avec CV alpin demandé. Les points ITRA ? « Je n’en ai rien à f… ». Les ascensions de chacun ? « Là ça m’intéresse ». Car plus que la capacité des coureurs à suivre un calendrier de courses sur l’année, c’est bien leur capacité à tenir debout en montagne, dans des conditions difficiles, carte ou GPS en main et crampons aux pieds, qui va leur permettre d’obtenir le droit d’entrée, avec un maximum de dix équipes. « On ne leur impose aucun matériel obligatoire à part le kit DVA, pelle et sonde. Pour le reste, ils sont informés des besoins potentiels, comme la corde ou le piolet, mais assument leurs choix » ajoute le Français. Il paraîtrait même que quelques célébrités auraient été refoulées…

©Ulysse Lefebvre

Pour cette première édition, il faut bien admettre que c’est moins la condition physique des participants que les conditions météo et nivo qui ont écourté la course. « On a bien donné mais je n’ai pas les jambes coupées. Je suis surtout fatigué par le vent. J’ai hâte de revenir pour continuer le parcours en tous cas. » explique Jean, voisin ariégeois et premier arrivé avec son équipe au terme d’environ 40km de course et 3000m de dénivelé positif « seulement ». Après trois sommets cochés, l’organisation a en effet préféré stopper la course pour ne pas mettre ouvertement la vie des skieurs en péril, tant la neige était gorgées d’eau et le vent de plus en plus violent. « Aux sommets, on devait se replier sur nous même pour pouvoir retirer les peaux et redescendre au plus vite, et c’était de pire en pire » raconte Martin, courageux Danois descendu de son plat pays pour rencontrer les éléments déchaînés des Pyrénées. Et l’on ne parle pas du sirocco qui teinte la neige de son sable saharien orangé, véritable sel routier sur les pentes déjà soumises à quelques rayons de soleil printanier.
Le défi reste donc entier. La Jumelle 2019 verra-t-elle des finishers redescendre de leur ligne de crête après avoir gravi les sept sommets ? Rendez-vous l’année prochaine pour écrire une nouvelle page de cette aventure à ski hors du commun.

NB : Un point essentiel différencie la Jumelle de la Barkley : pour vous y inscrire, nul besoin de trouver un moyen détourné de contacter Lazarus Lake, il vous suffit d’aller sur le site de la Jumelle et de renseigner le formulaire lorsqu’il sera temps. Un peu de simplicité dans ce monde de ski-brutes.

Descente en neige croûtée du pic de la Serrera. ©Ulysse Lefebvre