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Grandes Jorasses | Libérez Groucho !

Manu Romain dans le dièdre tout en friction, 6c+. ©Pierre Labbre

Si elles représentent le rêve d’une vie pour certains, les Grandes Jorasses sont aussi un terrain de jeu régulier pour d’autres. À l’affut de belles lignes anciennes gravies en artif, Max Bonniot, Pierre Labbre et Manu Romain ont revisité Groucho Marx pour la gravir en libre, pour la première fois. Où comment jaunir les Grandes Jo. Récit.

Sébastien Ratel, Dimitry Munoz et Sébastien Bohin ont réalisé la première hivernale de la Groucho Marx en 2012 et l’idée de la libérer a naturellement germé. Les ingrédients sont là : un rocher de cinéma, une face raide rayée d’une ligne logique, un bastion exposé au soleil le matin et le tout sur un des sommets « phares » du massif. Enfin, l’aspect sauvage et reculé de cette paroi tranche avec l’alpinisme à la chamoniarde. On garde le bon rocher mais on enlève les remontées mécaniques. On garde la verticalité mais on évite de faire la queue au relais. Mais c’est avant tout le repérage et l’expertise de la cordée du GMHM en 2012 qui nous pousse, Manu Romain, Pierre Labbre et moi-même, à tenter l’aventure. Car vouloir libérer une ligne d’artif est un challenge intéressant, encore faut-il que la voie s’y prête. Et pour cela, il faut qu’il y ait « de la prise »! Sébastien Ratel m’avait proposé le projet en 2013. Pour lui cette voie pourrait « jaunir » assez facilement avec malgré tout deux points d’interrogation : le toit qui ferme le premier dièdre ainsi que le dévers de la huitième longueur. Malheureusement cette année-là les conditions trop humides nous avaient rabattus sur l’ouverture d’une ligne voisine : la BoRat, un dièdre moins exposé à la fonte des névés sommitaux. Depuis chaque début d’été, les conversations reprennent quant au projet de libre en Face Est mais pour l’instant elles restent en suspens. Nous nous lançons finalement dans l’aventure au gré d’un isotherme assez bas en cette fin juin. Le bivouac Gervasutti est un point de vue exceptionnel pour scruter les conditions de la face et ses nombreux itinéraires, nous y passons la nuit avant de remonter le Glacier de Frébouze en fin de nuit.
libérer une ligne d’artif est un challenge intéressant
encore faut-il que la voie s’y prête.

Instant studieux dans le « lobby » du bivouac Gervasutti. ©Pierre Labbre
La face étant orientée plein Est, il est important de réaliser le socle aux premières lueurs. Cette partie, loin d’être rébarbative, permet de se plonger dans l’univers si particulier de cette paroi qui avait canonisé Giusto Gervasutti en 1942… Alors que le soleil émerge derrière le Cervin, la face se pare de ces plus belles lumières et vient adoucir l’atmosphère ventée que l’on peut trouver au col des Hirondelles. Un accueil chaleureux donc, pour parcourir ce terrain montagne assez classique. L’arrivée au Névé Banane augmente l’excitation d’un cran. Ici point de mauvaise blague à la Mario Kart, juste le début des hostilités qui s’annonce. Le premier toit nous surplombe d’une centaine de mètres et il parait d’ici bien imposant. « Il faut tenter à vue !» me glisse Manu. A dire vrai, j’ai du mal à y croire… Je ne peux contenir un classique, mais valable : « Je connais cette théorie ! ». Puis je lui laisse la tête de la cordée. Connaissant le garçon, je sais qu’il en est capable, mais personnellement je n’oserai pas me lâcher à ce point… Après deux longueurs d’échauffement déjà majeures, nous laissons notre elfe du rocher démystifier en une dizaine de minutes cette longueur d’artif déjà sérieuse, côtée A3. Pour seul matériel en place, trois pitons, dont l’un d’entre eux se trouve tête en bas dans le toit. Sûr de lui il s’engage et laisse parler son passé de compétiteur. Un réta récalcitrant lui vaut une belle fermeture puis il fait relais.
Levé de soleil derrière le Grand Combin et le Cervin. ©Pierre Labbre
Dans le névé banane. ©Pierre Labbre
Manu Romain dans le dièdre du départ. L1, 5+. ©Pierre Labbre
Médusés, nous attendons ses impressions. Pour tout retour il nous livre sa méthode, peu rassurante… « Tu prends l’inversée main gauche et tu mets une contre pointe à droite. Tu claques le plat au réta et tu fais une horloge avec l’inversée. Ensuite tu vérouilles le pied dans la fissure et tu fermes le bras ». On se regarde avec Pierre, nous imaginant déjà penduler lâchement sous ce grand toit horizontal…Puis nous pouffons. « Faisons comme ça l’ami ! » lui répond-il fièrement. C’est à mon tour de me chauffer les abdos. La présence rassurante de la corde au-dessus tranche avec l’engagement que nous avons observé quelques minutes plus tôt. Et pourtant, la violence de l’effort me sort de ma zone de confort. Il faut l’avouer, je suis bien content d’être en second ! Je finis par sombrer dans une méthode moins gracieuse en coinçant mon pied au-dessus de mes mains… Malgré tout efficace, elle me permet à mon tour de libérer. L’arrivée au relais est euphorique, on est bien parti pour réussir notre projet plus vite que prévu ! Un des moments qui résume à lui seul le pourquoi de l’alpinisme… Pierre nous rejoint, jaunissant lui aussi le toit. Manu continue pour L4 en 6b, une dalle fissurée excellente, puis me passe le relais pour le 6a/A1 de L5. Le dièdre est très esthétique et seul un passage plus fin en friction fait monter la cotation pour friser le septième degré. Encore une longueur majeure ! Une courte transition en 6a et j’attaque le dévers final : un beau petit panneau fissuré qui passe à vue. Facilement protégeable, soutenue et athlétique, cette section me semble taillée pour la varappe en chausson. Seule une petite volée de pierres sur ma gauche me rappelle que nous ne sommes pas à Cadarese et que le sommet est encore loin. Relais sur un spit et un piton. C’est à Pierre d’en découdre pour la dernière longueur.
Tu prends l’inversée main gauche et tu mets une contre pointe à droite.
Tu claques le plat au réta et tu fais une horloge avec l’inversée.
Ensuite tu vérouilles le pied dans la fissure et tu fermes le bras…

Manu dans le toit (L3, 7b) qui demande un petit pré-requis physique ! ©Pierre Labbre
Il bataille dans une dalle engagée pendant qu’on piquenique au relais. Ayant passé avec Manu l’étape si particulière du lycée, nous avons quelques souvenirs à nous remémorer. Après presque dix ans sans se recroiser, le plaisir de gouter aux joies de la grimpe dans ce lieu privilégié nous comble. « Sec, je vais penduler à droite » nous concède finalement Pierre « Hubert » Labbre. Effectivement, ce n’est pas encore gagné pour le libre. Une pierre siffle et s’éclate dans l’interstice malgré tout assez fin qui nous sépare, Manu et moi, au relais. Encore une fois l’alpinisme nous rattrape. Et même si le plaisir de la grimpe est là, comme si on lézardait en falaise, comme si tout était maîtrisé, le risque est loin d’être nul. Ce relais est exposé, droit sous une petite cascade de fonte. Au-dessus, 200 mètres de terrain mixte typé face nord est en train de dégeler gentiment. Pierre fait relais et hisse le sac. Pour nous derrière, il n’y a pas une seconde à perdre pour dégager de ce vilain réceptacle à pavasses. Mais nous n’abandonnons pas le libre pour autant. Je pars à l’horizontal à droite puis gagne une ligne de fissures. Un joli 6b. Manu libère le passage initial évoqué dans le topo pour la même cotation. Un dernier 5+ fissuré et raide nous rétablit dans le terrain AD sommital. Caillasse pourrie au programme… Evidemment !
Dans L4 : une dalle fissurée majeure, pour rejoindre le beau dièdre de la seconde partie de la voie. ©Pierre Labbre
Pierre dans L4 avec le sac de hissage pour voisin de cordée. ©Max Bonniot

Max en tête et Manu en second (à droite) dans L5 (6c+). Un dièdre qui déroule avec néanmoins une section plus sérieuse dans le milieu, avec un beau pas de dalle en friction. ©Pierre Labbre

Le sommet de la pointe Walker est finalement à nos pieds et c’est toujours un moment qui me saisit. Je me rappelle de la première fois, qui m’avait tiré une larme. Je regarde Manu et mis à part le sourire banane, rien ne semble trahir la moindre émotion lacrymale. On check et on déconne, les conditions pour la descente ont l’air optimales. Il est 15 heures. Quel privilège d’avoir pu vivre un projet de longue date qui m’aimantait comme un rêve. On attend tous les trois au sommet, pas grand-chose de spécial dans la tête. La définition, peut-être, de l’alpinisme qui me plait… tout simplement !

TOPO

PROFIL
Grandes Jorasses, 4208m
ED+ 7b  /1 JOUR / 700m
Coordonnées GPS : 45.87119N 6.99606E (Col des Hirondelles 3491m)
Orientation : Est

ACCES / PARKING
Se garer au point 1733m, traverser le pont adjacent puis rejoindre le Bivouac Gervasutti (2833m). Gagner puis remonter le glacier de Frébouze en direction Sud-Ouest en passant par le point coté 3257m puis gagner le col des Hirondelles (3491m).

APPROCHE
Franchir la rimaye au niveau d’une rampe oblique à gauche (sangles en place), forcer une fissure raide (V) puis gagner l’arête à main gauche. Une traversée permet de rejoindre le « névé banane ». La voie attaque à l’aplomb du grand dièdre central, fermé en son sommet par un toit caractéristique.

DESCRIPTION
La voie proprement dite est une escalade rocheuse variée (toit, dalle, dièdre) d’une hauteur de 400m.

DESCENTE
Se reporter à la descente de la Voie Normale de la Pointe Walker par les rochers Walker et le Reposoir.

MATERIEL
Deux jeux de friends #0.1 à #3, un jeu de stoppers et quelques pitons variés.

REMARQUES
Le toit de L3 est une section courte typée « bloc » très physique. Le reste est plus classique. Bivouac confortable possible à R9.

HISTORIQUE
Ouverture en 1983 par les frères Delisi. Première répétition en libre le 28.06.2018 par P. Labbre, M. Romain et M. Bonniot.