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Disparition | Pourquoi faut-il se souvenir de Jeff Lowe ?

Jeff Lowe, l’un des plus grands alpinistes de sa génération, vient de disparaître à l’âge de 67 ans. Glaciairiste et himalayiste, il a inventé le dry tooling, le tube d’assurage et ouvert plus de 500 voies. Portrait.

En 1994 tombent sur les magazines d’alors, en papier forcément, des photos qui fracturent la rétine. Vêtu d’une combinaison rouge et jaune, un grimpeur est littéralement pendu dans un toit horizontal. Mais nul sac à magnésie sur son baudrier. Il a des crampons aux pieds, qui balancent dans le vide. Et aux mains des piolets, l’un crochetant le rocher, l’autre planté dans une stalactite de glace, dont on peut redouter qu’elle ne file vers le sol tel un missile avec son chargement. Les grimpeurs du monde entier se passent et se repassent les photos. Comment est-il possible de grimper dans un toit en rocher, où, après un bref départ en verglas, la glace ne réapparaît que trois mètres horizontaux plus loin, sous la forme d’une épée suspendue ? Avec cette voie, Octopussy, le dry tooling est né, et Jeff Lowe est son prophète, pendu sur ses Pulsar jaune, modèle emblématique de Charlet Moser. Plus rien ne sera comme avant en matière de mixte et de glace. Deux ans plus tôt, Jeff Lowe s’ennuie. Le maître de la glace a l’impression que rien n’a bougé en vingt ans en matière de haut niveau. « J’en étais au point où même en n’étant pas en forme je pouvais faire les cascades les plus dures », déclare Lowe au journaliste Mark Kroese. Or, « tout ce que vous pouvez faire sans travailler perd de son attrait ». Jeff rencontre un autre précurseur en glace, Thierry Renault. Le français l’emmène à Gramusat, temple de la glace de haute difficulté. Dans le matin blafard, ils s’encordent au pied de la Tête de Gramusat et de ses chandelles de glace empilées les unes au dessus des autres. Lowe est impressionné. Pourtant, à part deux pas d’artif, ils réussissent à ouvrir et à passer en libre les douze longueurs délicates, alternant grade 6 en glace et rocher jusqu’au M6+. La mythique Blind Faith est née. « L’expérience a ouvert mon imagination », dira Lowe. Il retourne chez lui avec l’idée de voir les parois peu ou mal englacées d’un nouvel oeil. Au Colorado il déniche un secteur fantastique – et lancera le premier festival de glace à Ouray. En 1994, sa voie Octopussy établit un nouveau paradigme, celui du dry où le piolet, prolongement du bras à la façon Inspecteur Gadget, devient l’arme ultime pour franchir des sections de rocher lisse et/ou à prises minuscules, où le mixte devient gymnique et pure gestuelle, avec Yaniro (ou figure four) comme dans Octopussy. S’ensuivra l’explosion du dry, à Gramusat et ailleurs.

Octopussy, la révolution du dry tooling, en 1994. © Brad Johnson

À l’époque, Jeff Lowe a déjà quarante-quatre ans, mais il en est à sa deuxième révolution chez les glaciairistes. L’enfant d’un trou paumé de l’Ouest (Ogden, Utah, beaux canyons et montagnes pelées), passionné de ski, a déjà scié la vieille garde en 1974, en gravissant Bridalveil Falls, un gros grade 5, avec Mike Weiss et une paire de piolets aux manches en bois. Une cascade qu’il répète en solo en 1978. Lowe a démarré tôt sa passion pour les premières. En 1971 il ouvre l’iconique Moonlight Buttress à Zion, un éperon de trois cent mètres lisse comme un cul, strié d’une fine fissure qu’Alex Honnold gravira en libre et en solo intégral en 2008. Moonlight reste une classique incontournable aux US. 1978 a été une grande année pour Jeff Lowe puisqu’il participe à ce qui est l’une des plus emblématiques aventures alpines de sa vie, la tentative audacieuse à l’arête nord du Latok 1, 7145 mètres, qui a été finalement gravie en juillet par des Russes sans que ceux-ci n’atteignent le sommet. Après 20 jours en paroi, Lowe, son cousin George Lowe, Kennedy et Donini renoncent au sommet et reviennent vivants au camp de base, 26 jours après l’avoir quitté. C’est lui qui était malade, et c’est pour lui que ses compagnons ont décidé de descendre. Aucune montagne ne vaut que je lui donne le bout de mon petit doigt, avait-il coutume de dire.

Aucune montagne ne vaut que je lui laisse le bout de mon petit doigt, avait coutume de dire Jeff Lowe.

En 1979 Jeff Lowe réalise la deuxième ascension de l’Ama Dablam, dans le Khumbu, une région qu’il va écumer une décennie durant. ©Tom Frost

Lowe se passionne avec son frère Greg pour le matériel : pendant que celui-ci va faire fortune avec sa marque Lowe Alpine en perfectionnant les sacs à dos imaginés par Jeff, ce dernier continue d’inventer des outils qui révolutionnent l’alpinisme, avec les crampons rigides, les anti-bottes, les piolets Hummingbird, et surtout, l’invention du tube d’assurage, qui remplace efficacement le bon vieux Huit. Dans les années 80, Lowe continue d’explorer l’Himalaya et se prend de passion pour le Khumbu, au Népal. En 1979 il réalise une première solitaire à l’Ama Dablam (face sud), près de l’Everest. Il fera des premières sur des sommets magnifiques et très difficiles comme le Kwangde Ri en 1982 (avec David Breashears)et le Kangtega en 1986 (avec Alison Heargraves), au Tawoche (avec Jon Roskelley), et répéte en solo le pilier des français au Pumori. Pendant que d’autres expéditions tressent encore des guirlandes de cordes fixes sur des sommets en progressant avec des bâtons de ski, Jeff Lowe ouvre des faces nord des Droites entre 6 et 7000 mètres d’altitude. Il réalise aussi une ascension en libre de la Tour de Trango avec Catherine Destivelle. L’hiver 1991, Jeff Lowe est dans les Alpes, et se lance en solo dans la face nord de l’Eiger, avec l’idée d’ouvrir une ligne directe, dans les immenses murs compacts à droite de la voie classique de 1938. Le neuvième jour, le sommet est proche et la tempête menace, Lowe laisse sa corde d’auto-assurance et sort de justesse au sommet, en solo intégral au-dessus du vide abyssal de la face nord. Comme l’arête nord du Latok, Metanoia devient une voie mythique et non répétée pendant vingt-cinq ans jusqu’à ce qu’un trio emmené par Thomas Huber réussisse la seconde ascension. Au-delà de la difficulté, Jeff Lowe a cherché aussi dans l’alpinisme une quête spirituelle, métaphysique, sur le sens de la vie.

Clin d’oeil de l’Histoire, il y a trois semaines le Latok a été finalement gravi par son versant nord par une équipe britanno-slovène. Mais pour Jeff, ces dernières années ont été terribles. Une maladie dégénérative s’est déclarée il y a une quinzaine d’années. Jeff Lowe se déplace en chaise roulante, s’exprime avec un clavier à touches, les cordes vocales peu à peu paralysées. En 2014 il reçoit un Piolet d’Or Carrière, et sa famille au sens large l’entoure. Il s’est éteint le 24 août au matin, après avoir livré, des années durant, son dernier combat. À chaque fois que vous crochetez une prise avec votre piolet, que ce soit dans le mixte chamoniard ou chamroussien, pensez que Jeff Lowe y est pour quelque chose, et faites lui signe, où qu’il soit désormais.

 

Sources :

> Jeff Lowe, le visionnaire, par Claude Gardien sur RockandIce.com

> le portrait de Jeff Lowe par Mark Kroese dans le livre Fifty Favorite Climbs, The Mountaineers Books, 2001.