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Colin Haley au Denali : une comète en Alaska

8 heures et 7 minutes, pas une de plus. C’est le temps record qu’il a fallu à Colin Haley pour gravir la voie Cassin sur le Denali (Mc Kinley) le 5 juin, soit 2500 mètres de dénivelée pour l’archétype de la voie classique mais engagée et aux dimensions hors normes de l’Alaska. Imaginez deux faces nord de l’Aiguille du Midi, et un mont Blanc par dessus à plus de 6000 mètres. Autant dire que Colin Haley n’a pas traîné. 

Colin, peux tu nous raconter tes tentatives précédentes sur la voie Cassin et pourquoi cette voie t’a obsédé ?

Colin Haley : Je ne dirais pas que j’étais toujours obsédé par la voie Cassin, mais c’est un des itinéraires classiques majeurs en Amérique du Nord. C’est une voie élégante et technique sur le plus haut sommet du continent. Lorsque j’ai grandi au milieu de la communauté grimpante de Seattle, la Cassin était quelque chose qui revenait sans cesse dans nos discussions. Adolescents, mes amis et moi faisions toutes sortes de choses stupides en montagne en nous référant à la Cassin. Comme par exemple grimper des voies faciles en pleine tempête de neige, ou faire du bloc avec un gros sac, en se disant « ce sera bon pour la Cassin ! » Bref, la Cassin était mon objectif lors de mes deux premiers trips en 2003 et 2005 en Alaska, mais j’ai dû attendre 2010 pour tenter la voie. En 2010, 2011 et 2012 l’idée était déjà d’établir un record de vitesse mais à chaque fois je n’ai eu de bonnes conditions ni la bonne météo. Beaucoup de gens qui n’y sont jamais allés ne le savent pas, mais en Alaska la météo peut être très mauvaise.. et elle l’est souvent !

Décris nous la voie Cassin, et explique-nous ton choix de ne pas prendre de corde.

L’itinéraire commence par un couloir de glace de 300 m à 60° avec une longueur à 80°. Ensuite il y a une section courte en rocher avec une longueur autour de M4. Ensuite, une longue arête en neige ou glace, puis un glacier proprement dit. Après on trouve deux sections rocheuses qui en principe ne dépassent pas le M4, mais j’ai raté une section et j’ai dû grimper une longueur crux en M5+. Pour finir il reste encore mille mètres de pente à 45° max. Pour les familiers de Chamonix, je pense qu’on pourrait décrire la Cassin comme ceci : départ du Plan de l’Aiguille, gravir l’éperon Frendo, traverser le col du Midi puis poursuivre par la Chéré au Tacul puis jusqu’au sommet du mont Blanc, mais un sommet du mont Blanc qui ferait 6500 mètres ! Le Denali ne fait que 6144m mais on s’accorde à dire que cela équivaut à un 6500m au Népal en raison de sa latitude très au nord. Pour moi ce n’était pas un problème de ne pas prendre de corde. Si l’escalade est techniquement en rapport avec vos capacités, c’est un choix logique : d’ailleurs je ne prendrais pas non plus de corde pour un hypothétique enchaînement au mont Blanc comme je viens de le décrire !

quand on était ados, on faisait du bloc avec un gros sac en disant « ce sera bon pour la cassin » !

Comment compares tu ce solo au Denali avec ton solo au Begguya (Mont Hunter) par exemple, qui était comparable en termes de temps (8h07 pour le Denali, 7h47 pour le Hunter) ?

Je suis fier d’avoir réalisé en solo les trois grandes faces du Central Alaska Range : face sud du Denali, face sud du Sultana (Foraker), face nord du Begguya (Hunter). Bien que je sois très heureux de mon record de vitesse sur le Denali, je pense vraiment que mon solo sur l’éperon nord du Begguya (mont Hunter) était plus impressionnant, et surtout que mon solo de Infinite Spur sur le Sultana (Mont Foraker) était le plus difficile. Sur la voie Cassin, le truc nouveau c’est l’horaire : d’autres gens ont fait cette voie en solo, ce n’est pas une voie extrême. Il y a plus de chances qu’à l’avenir mon record sur la Cassin soit battu, que sur Infinite Spur ou l’éperon nord du Begguya, simplement parce que ce sont deux itinéraires bien plus difficiles.

Tu as croisé plusieurs cordées dans la voie. Quelle était la part de chance (avoir des traces) et celle de l’amélioration du grimpeur dans ta réussite ?

Comparé à mes autres tentatives, mon record de vitesse est dû à pas mal de chance d’avoir de bonnes conditions, et un peu grâce à mon amélioration personnelle ! Je pense que sur mes précédents essais, j’étais sur un temps de 10 à 12h si j’avais des conditions aussi idéales que cette année. Donc mon temps de 8h cette fois paraît certes un grand bond par rapport aux 17h que j’avais mis avec Bjorn-Eivind Artun en 2010 mais je pense qu’en réalité je n’étais que 20 à 30% plus rapide.

À la rimaye, et dans la partie basse de la Cassin. © Colin Haley

Tu t’es entraîné à Chamonix avant d’aller en Alaska, avec notamment la traversée du massif du mont Blanc avec Ben Tibbetts ?

Oui, Ben m’a invité à le rejoindre pour sa traversée en ski-alpinisme du massif, de Champex aux Contamines, et en fait c’était vraiment une monstre journée… 32 heures au total, 89 km et 6800 mètres de dénivelé. En principe je pensais que six semaines d’entraînement à Chamonix étaient une excellente préparation pour mon trip en Alaska, mais la traversée Ultra Royale a eu probablement l’effet inverse ! C’était un effort probablement trop gros qui m’a plus fatigué qu’entraîné…

Colin dans la partie supérieure de la face, pris en photo par un grimpeur chilien croisé dans la voie. © Nicolas Gantz.

Étais-tu seul en Alaska ?

En fait j’ai passé la plupart du temps de l’expé avec mon ami Rob Smith, car nous pensions gravir la voie slovaque au Denali (référence en difficulté, NDLR). Malheureusement nous sommes tombés malades et incapables de nous acclimater correctement avant que Rob ne doive rentrer à la maison. Même ensuite je n’ai eu que peu de temps pour vraiment m’acclimater.

Après ton solo de la Torre Egger en janvier 2016, et aussi des solos de sommets méconnus en Patagonie, tu écrivais que « faire du solo à vue, c’est autre chose que de courir dans une voie que tu connais », tout en ajoutant que l’on peut « faire des sommets moins durs, mais plus vite ». N’y a t-il pas une contradiction entre ta volonté de défricher du nouveau terrain et le fait de retourner souvent sur les mêmes sommets ?

Je pense que chaque grimpeur, alpiniste, a des sommets ou des voies fétiches sur lesquels il aime retourner, que ce soit l’Aiguille Verte, le Triglav ou le Nose. Bien sûr connaître la montagne est toujours un avantage pour des performances telles que l’escalade de vitesse ou en libre. Je ne pense pas qu’il y ait de contradiction entre les deux pratiques. L’une est tournée vers l’aventure, l’autre plus vers le sport, mais les deux sont des défis gratifiants. La raison pour laquelle je suis retourné souvent sur le Denali, c’est tout simplement parce que je ne suis pas riche. L’Himalaya ou le Karakoram sont étonnants, mais malheureusement les gouvernements de ces pays rendent les sommets très chers. Le Denali est une montagne en Amérique du Nord qui donne le sentiment de vivre la même expérience que sur un 7000m ou plus en Himalaya, mais sans les coûteux permis d’ascension, et facile d’accès depuis ma base de Seattle.

Le speed climbing et les records d’ascension ont toujours fait partie de l’histoire de l’alpinisme. Penses-tu qu’il y a un « gap » entre les générations précédentes et la tienne à ce sujet ?

Je pense que certaines réalisations sont marquantes mais qu’il n’y a pas de saut énorme par rapport à ce que les générations d’avant ont réalisé. Il est facile de ne raisonner qu’avec les récents records, mais des gens faisaient des records incroyables il y a longtemps : pensez à Herman Buhl et son solo en face nord du Badile, ou à Messner en face nord des Droites, qui réalisait la face nord beaucoup plus rapidement que ses prédécesseurs.

Colin Haley équipé très léger (sans baudrier ni corde) Photo Nicolas Gantz.

Penses tu que les records de vitesse sont le futur de la pratique du solo, étant donné que la technicité en solo semble avoir atteint une limite difficile à dépasser (avec Alex Honnold à El Cap, ou Hansjorg Auer à la Marmolada) ?

Je pense que c’est subjectif. Un bon exemple serait de comparer le solo sans corde de Salathé par Alex Honnold, avec la même voie réalisée en solo, en un seul jour et toujours en libre de Pete Whittaker, mais auto-assuré. Les deux sont très impressionnants. Personnellement je suis encore plus impressionné par le solo d’Alex, mais d’un autre côté, Pete aurait pu sans doute le réaliser de cette manière… s’il était assez fou pour essayer. Arnaud Petit a été le premier qui a énoncé cette idée clairement : si vous êtes assez dingue, vous pouvez réaliser des solos très durs sans pour autant être un grimpeur exceptionnel. Il n’y a pas de réponse toute faite, mais pour avoir fait du solo auto-assuré et du solo tout court, je trouve le solo sans corde plus pur et plus agréable. C’est pourquoi aujourd’hui je préfère le solo sans corde, mais dans du terrain tel que je puisse en effectuer la majeure partie sans corde.

Tu connais bien Alex Honnold avec qui tu as réalisé entre autres la traversée du Torre en un jour. Que penses tu de la mode des records de vitesse au Yosemite – et de leurs conséquences parfois fatales ? Serais-tu disposé à t’encorder avec un ultra-traileur pour certains projets en altitude ?

Le nouveau record de Tommy et Alex sur le Nose est incroyable ! Bien sûr ce type d’escalade implique plus de risques, quoique je comprenne que ce soit super fun de grimper vite. Pour le futur, il y a des traileurs doués en montagne tels que Nick Elson et Kilian Jornet, et je pense que faire équipe serait une grande idée, mais sur un objectif où la cordée serait plus forte que l’un pris individuellement. Faire la Cassin au Denali avec Kilian par exemple : je lui ai proposé mais ce n’était pas possible ; par exemple je pourrais sortir corde pour les passages les plus techniques, tandis que lui pourrait faire la trace dans les sections plus simples. Je pense que les cordées qui sont meilleures ensembles que chacun de son côté sont super, comme quand j’ai grimpé avec Alex en Patagonie.

Faire une voie comme la cassin avec kilian, pourquoi pas !

© Colin Haley
La voie Cassin remonte l’arête gigantesque au centre de la face sud du Denali au milieu de la photo. Elle a été ouverte par l’expédition italienne des Ragni de Lecco, Luigino Airoldi, Gigi Alippi, Jack Canali, Riccardo Cassin, Romano Perego and Annibale Zucchi, du 6 au 19 juillet 1961. L’itinéraire est coté Grade 5, 65°, 5.8 AI4, fait 2500 mètres de haut et culmine à 6144 m. Les cordées rapident la bouclent en 3 à 5 jours minimum. À suivre (et à lire) : le blog de Colin Haley.